1.

— Oh, toi ! Je t’interdis de caler ! s’écria Bridget Elliott avec toute la véhémence dont elle était capable.

Mais, en dépit de sa supplication, la maudite voiture de location rendit l’âme. Bridget eut beau s’acharner sur le démarreur ou l’allumage, rien n’y fit.

La jeune femme risqua un œil à travers le pare-brise. Il n’y avait rien à voir hormis l’immense étendue de terre desséchée du Colorado, une route qui se déroulait à l’infini devant elle, et un éclatant soleil couchant, promesse d’un lendemain d’une écrasante chaleur. Née et élevée à New York, Bridget était habituée à certaines journées brûlantes, et pourtant, sans rien savoir du Colorado, un seul regard lui suffit pour souhaiter n’avoir jamais l’occasion d’y revenir.

Néanmoins, elle n’avait pas hésité à se déplacer après avoir reçu une information de première importance, la veille au soir, pendant la réception de mariage de son cousin Cullen. A la fin de la soirée, elle avait donc sauté dans le premier avion, et, pendant le vol, elle avait échafaudé toutes sortes de plans, espérant inscrire un ultime chapitre au livre qui devait étaler au grand jour les secrets et les mensonges que son grand-père avait infligés à la famille pendant deux générations. Derrière son image publique, l’homme, Patrick Elliott, propriétaire et P.-D.G. du groupe Elliott, l’un des plus grands empires de presse du monde, allait être démasqué. Rien ne serait plus bénéfique au clan Elliott. Bridget avait bien l’intention d’éclaircir l’atmosphère, de révéler au grand jour les secrets de famille et d’exposer les scandales avec des vérités capables de faire choir son grand-père de son piédestal.

Il le méritait. Son dernier tour, un peu plus tôt dans l’année, n’avait-il pas confondu et mis en fureur toute la famille ? Certes, il avait annoncé sa retraite prochaine mais, au lieu de nommer un successeur, il avait préféré instaurer une sorte de cruel petit jeu, en jetant ses quatre enfants les uns contre les autres pour l’obtention du poste.

Pour Bridget, la coupe était pleine.

Aussi, au cours des six derniers mois, s’était-elle lancée à la recherche de l’enfant de sa tante Finola. Le bébé, conçu lorsque sa tante était encore adolescente, avait été donné à l’adoption — adoption exigée par le propre père de Finola, Patrick Elliott. Bridget avait soupçonné sa tante chérie de ne s’en être jamais remise et d’avoir choisi par la suite de consacrer sa vie au magazine Charisma afin de remplir le vide laissé par la disparition de son enfant. Travaillant en qualité de directrice de la photographie de ce même journal, il arrivait très souvent à Bridget de voir passer dans les yeux de sa tante une expression égarée, même maintenant, plus de vingt ans après.

Puis Bridget avait fait une découverte qui lui avait un peu rendu l’espoir, grâce à un renseignement sûr d’une personne prétendant connaître l’identité de l’enfant. Elle n’avait donc pas hésité à se rendre à Winchester afin d’y retrouver la trace de la fille de tante Finola. Avec la découverte de l’enfant de sa tante, elle signerait ainsi le dernier chapitre de son livre.

Et le monde verrait enfin quelle sorte d’homme était en réalité son grand-père.

Il était près de 6 heures du matin, et pourtant il n’y avait pas une âme sur la route. Bien entendu, si elle avait crevé sur l’autoroute 25, elle aurait déjà été secourue, mais les instructions fournies par son informateur l’avaient éloignée de la route bien aménagée et aiguillée sur cette nationale à deux voies.

Bridget se tassa sur son siège en soupirant. Elle n’avait pourtant pas de temps à perdre. Puis elle se souvint qu’elle était partie avec son téléphone portable. Au moins elle allait pouvoir appeler pour qu’on vienne à son aide et peut-être même lui envoyer rapidement une dépanneuse. Fouillant à l’intérieur de son sac, elle en sortit le téléphone. Mais ses espoirs s’évanouirent rapidement. La batterie était morte. Elle pesta. Pourquoi oubliait-elle donc toujours de recharger ce sacré truc ?

Une fois encore, elle essaya de mettre le contact.

— Allez, s’il vous plaît, supplia-t-elle les dieux de l’automobile. Démarre, bon sang !

Comme un enfant indiscipliné, la Honda Accord refusa de s’exécuter. Rien. Pas même le moindre petit ronflement.

— La société de location va m’entendre, grommela Bridget en jetant son sac sur son épaule et en descendant de voiture.

Elle claqua la portière et se mit à marcher. Elle se rappelait vaguement avoir vu une pancarte un peu avant, indiquant que le comté de Winchester était à un peu plus d’une vingtaine de kilomètres. Si ses calculs étaient corrects, elle avait devant elle une trotte d’une dizaine de kilomètres pour arriver à destination.

— Je peux le faire, se dit-elle, tandis que les talons de sept centimètres de ses bottes se retournaient sur l’asphalte.