Impromptu
Le Siècle des Lumières n'a pas bonne réputation ces temps-ci, et la critique, totalitaire à force de poursuivre le totalitarisme jusque dans ses prétendues origines, compromet toute pertinence en manquant à ce qui constituait, pour Thomas Mann, l'apport de la modernité, à savoir la prise en compte de l'enchevêtrement des langages. Ceux qui ne consentent pas à oublier le nazisme, ceux qui doutent que le stalinisme soit révolu, les dénonciateurs de l'impérialisme et du centralisme, mais aussi les marginaux et les minoritaires qui désormais se lèvent et parlent sont trop souvent entraînés à tourner en dérision la croyance laïque et républicaine dans les principes d'universalité, de bonheur et de progrès, voire à faire de ces principes le fondement d'une modernité criminelle. En même temps que la Révolution française, les historiens réévaluent à juste titre les idées qui la préparèrent. Et le jacobin le plus endurci ne peut pas ne pas se troubler quand on lui présente l'abbé Grégoire, le sublime émancipateur des Juifs et des Noirs, comme le dénonciateur impitoyable des idiomes provinciaux, c'est-à-dire comme l'artisan d'un génocide culturel. Malheureusement, on a aussi fait de ces interrogations décisives quant au passé et quant à l'avenir, de ces questions si difficiles à penser historiquement et politiquement, une vulgaire idéologie de rechange. Une certaine indifférence à l'inégalité ne nourrit-elle pas cette nostalgie de l'Ancien Régime qui donne l'autorisation de bâcler, à des fins partisanes, quelques morceaux de bravoure sur les libertés locales, sur les us et coutumes ?
Je me demande parfois, devant tant de discours particularistes et passéistes, combien de ces zélateurs inconditionnels de la différence, combien de ces militants qui font du Barrès et du Maurras sans le savoir peuvent se permettre de regretter sans réserve la monarchie. Qui auraient-ils été, quelle autre liberté que celle de se taire et de se soumettre auraient-ils connue, avant que les «philosophes» et les révolutionnaires leur aient donné le sentiment de leur droit et l'énergie de le faire valoir ?
Et puis, dans la précipitation à répudier les idéaux progressistes et universalistes, on oublie les contradictions qui constituèrent le XVIIIe siècle, on veut ignorer que les jacobins, aux pires moments de la Terreur, se réclamaient de l'esprit anti-encyclopédique lorsqu'ils évoquaient exclusivement le doux Jean-Jacques. C'est pourquoi il faut enfin restaurer l'idée que les moyens mis en œuvre par Rousseau, Voltaire, Diderot, Meslier divergeaient considérablement, même si un commun projet d'inventer la liberté unissait ces hommes. Alors seulement pourra-t-on reconnaître que Diderot, plus proche parfois de Montaigne et de Nietzsche que de ses contemporains, a pratiqué une véritable stratégie de la différence.
Les grandes figures portées par ses écrits — le Neveu de Rameau, la Religieuse, les aveugles-nés, les sourds-muets, le mathématicien délirant, les sauvages, les femmes — sapent la prétention du sujet occidental et masculin à s'ériger en support d'un savoir neutre et d'un pouvoir souverain. Ces figures sont des dispositifs insidieux introduits pour déstabiliser l'ordre, cet ordre unique en ses cinq manifestations : politique, métaphysique, religieuse, morale, mathématique. Ordre despotique et hiérarchique que l'on minera en publiant ses abus et ses secrets, en imaginant les possibles d'un nouveau rapport à la nature et à la société. Ainsi le paroxysme et la marginalité, chez Diderot, militent-ils toujours aussi pour l'universalité et l'égalité, pour la transformation des sujets en citoyens.
Le jeu des différences a pour fonction de lézarder le mauvais même, le faux universalisme qui n'est autre que le centralisme de Dieu et du roi, afin de conduire les hommes, par-delà la continuité redécouverte et célébrée de l'humanité et de l'animalité, à une dignité et à une liberté qui ne présument en rien l'unité du genre humain. Car c'est seulement en s'attardant aux confins que l'on peut ébranler le pouvoir sans être tenté de le prendre pour le reconduire à sa façon, et ainsi réitérer la violence majoritaire, le terrorisme de l'identité. Loin des frontières qui enferment les démarches intellectuelles dans des territoires qui sont de véritables chasses gardées, hors des faux-semblants thématiques que propose la prétentieuse pluridisciplinarité, au lieu des mauvais mélanges qu'on nous offre aujourd'hui, l'œuvre de Diderot fait étalage d'un art. philosophique de la confusion — confusion des genres, des sexes et des espèces —, elle propose une unité «de la physique, de la morale et de la poétique » qui constituera peut-être dans l'avenir la seule alternative à la barbarie.