I
... Allez donc savoir pourquoi deux enfants s'aiment?... Est-ce à cause de regards échangés, d'un sourire qui répond à un autre, de deux inquiétudes qui soudain se sentent moins pesantes, sans qu'un mot ne soit dit?... Les boussoles de l'instinct? On est cinquante, cent, à attendre que l'on nous parque dans une classe ou l'autre... Ouistitis que l'on mène à la connaissance, ses chemins... Il y a les résignés lugubres qui boudent l'univers, les bruyants matamores, ceux qui, déjà, se feraient malmener plutôt que d'avouer leur panique. Certains, fragiles comme porcelaines, s'accrochent à la jupe de leur mère, aux réverbères, aux platanes, aux marronniers. Toute la détresse du monde s'est logée dans leur cœur, leurs yeux. Le premier jour d'école, c'est pour eux comme des funérailles. Ils enterrent un moment de leur vie. Les petits malheurs avant les malheurs réels qui sont physiques, suffisent à nourrir leur peine. Ils pressentent que, franchi le portail, bouclé les serrures, des bonheurs leur seront à jamais confisqués. Ils préfèrent, aux salamalecs de l'avenir, le temps du biberon, des hochets, le temps où bébé se regardait les doigts — « ainsi font » — sans même deviner à qui ces doigts appartenaient. Ils subodorent que ça vieillit presto un enfant, ça prend des rides. Ils ne veulent pas couper le cordon une seconde fois. Ils reculent l'instant.
... De petits riens bourrés d'infini, les arpèges du tact, des négations communes, des élans qui ne seront pas gaspillés, des lubies : allez donc savoir pourquoi deux enfants s'aiment et, plus tard, deux adolescents, deux hommes, comme si les années, les banqueroutes des saisons, les changements que l'on sent en soi, ne pouvaient faner les paysages d'une tendresse tôt éclose?... Allez donc savoir...
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Il aimait le judo et les mathématiques, la biologie et l'étude des astres. Habitué à regarder les cartes du ciel et en lui-même, il aimait à comparer les galaxies aux milliards de cellules qui font le corps de l'homme. Il aimait à parler des distances et du temps aboli. Avec des « si », des acrobaties mathématiques qu'il m'expliqua cent fois et que ma sottise m'interdit de comprendre, il se voyait remonter le temps, devenir contemporain de Pythagore ou de Rabelais, participer à une bataille antique ou errer sur terre avec les âmes en peine de la kyrielle des siècles. Il aimait les encyclopédies et le vélo : « Je ne connais pas de bonheur plus grand que celui ressenti par un cycliste parvenant au sommet d'un col. Physiquement, le monde lui appartient. » Il prétendait que la première victoire sur nos limites nous fut donnée par un tour de roue de bicyclette.
« Il y a le monde après et avant le vélo... A moins que les alpinistes se soient intercalés », ajoutait-il, sans que l'on définisse indices et pistes que suggérait sa phrase; se payait-il de mots afin de consoler ses muscles des efforts auxquels les soumettait une longue randonnée?
Il aimait la pétanque et la pêche de nuit. A l'image des vieux Niçois, il redoutait le soleil. Il ne mangeait pas de poisson : « Mes sinus sont allergiques à leur substance. » Il n'en démordait pas. Il traînait avec lui tout un monde d'observations d'ordre alimentaire. Il obéissait à cet empirisme diététique.
Il aimait l'oxygène et pas les courants d'air, l'odeur des fumées autour d'un feu de bois et fermait les volets, chez lui, afin que le jour n'y pénètre pas.
Il s'intéressait à la médecine, à la littérature de science-fiction et surpassait en connaissance maints professionnels de ce genre. Il aimait Dashiell Hammett, Raymond Chandler, les romans noirs américains. Ils lui avaient appris, non seulement les Etats-Unis comme s'il y avait vécu — villes, quartiers, jungles des bandes hors la loi ou siégeant pignon sur rue — mais aussi donné le goût de la lecture à une période de sa vie où l'alcool le soumettait.
Il aimait la langue niçoise. Il fouillait dans des dictionnaires, des recueils de proverbes que, durant tant de siècles, peu de gens compulsèrent, mis à part quelques maniaques du terroir. Les nostalgies confortables et consacrées de Mistral ne le tentaient pas. Les enchaînés du souvenir qui oublient le présent et larmoient sur un passé de vaincus, l'irritaient. Il citait les chaires de niçois existant dans les universités étrangères, comme celle de Copenhague, affirmait que Dante avait songé à écrire la Divine Comédie en provençal et s'émerveillait qu'Ezra Pound plaçât cette langue au premier rang.