CHAPITRE I
Une odeur de printemps
Avec de bons relais, il ne fallait guère plus de trois jours pour aller de Paris à Bourbon-l’Archambault, la ville de thermes à la mode. Les gens de la cour aimaient y soigner leurs rhumatismes, oublier sous les ombrages les contraintes de Versailles et se mêler, durant quelques semaines, à des personnes qu’ils n’auraient jamais rencontrées en d’autres circonstances.
Ce salon de verdure éphémère accueillait beaucoup d’habitués des lundis de Mme Geoffrin et des mercredis de Mme Doublet : peintres, philosophes, poètes, que les courtisans emperruqués regardaient comme des bêtes curieuses lorsqu’ils les croisaient dans les allées du parc.
Des femmes de bonne ou de petite noblesse, riches toujours, savantes ou du moins régulièrement instruites, lectrices de tout ce qui s’imprimait en France et en Suisse, apportaient à la compagnie la nuance délicate de leurs robes légères, qui, disait-on chez dame Benoît, la couturière de la rue Saint-Honoré, pesaient à peine douze onces. Satins jaunes rayés de rose ou parsemés de petites fleurs printanières côtoyaient des mousselines brodées. S'associaient à cette mosaïque dorée à la fortune de maris opulents un carré d’abbés bien nés, deux ou trois Canettes et demoiselles d’opéra conduites par leurs riches protecteurs.
La fine fleur des dames du temps qui aimaient passer pour intelligentes – et l’étaient souvent – se regroupait après avoir vidé son gobelet d’eau chlorurée au pied d’un chêne majestueux, aussi vieux que « Quiquengrogne », la plus haute tour du château. Ne franchissait pas qui voulait ce cercle où s’épanouissaient l’esprit et le goût de la conversation : « Ce n’est pas, disait la jeune marquise de la Ferté-Imbault, parce que nous sommes loin de Paris que nous devons causer avec n’importe qui ! »
Un nouveau venu, Alexis Piron, arrivé la veille, ne risquait d’être écarté d’aucun des groupes qui se réunissaient autour de l’établissement thermal, rebâti d’élégante façon à la fin du siècle passé. Mme de la Ferté-Imbault lui tendit cependant la main avec une visible réticence. Elle était en froid avec l’auteur dramatique et poète, connu pour son esprit caustique, depuis qu’il avait un jour écrit, après avoir quitté la maison de sa mère, Mme Geoffrin : «Je sors d’un hôtel de Rambouillet où la dame du logis, deux fois la semaine, donne à dîner à tous les illustres parasites de nos trois académies depuis d’Alembert jusqu’à Marmontel inclusivement. » Ses épigrammes, son esprit inépuisable, mordant, impardonnable pour les victimes, en faisaient l’enfant terrible de la France éclairée. Ses bons mots comblaient ceux qui n’en étaient pas victimes. Pour l’heure, les hôtes de Bourbon-l’Archambault attendaient avec gourmandise les premiers débordements de l’humeur du poète.
« Donnez-nous, mon bon Piron, les dernières nouvelles de Paris, demanda la marquise de Mineure, qui lui était proche et défendait bec et ongles son protégé chaque fois qu’on l’attaquait.
– “Mon bon Piron !” Il n’y a que vous, marquise, pour croire que je ne suis pas l’affreux bonhomme qui, à longueur de jour, vend son âme pour un bon mot.
– Mais non, dit la marquise en riant. Nous sommes au moins deux : l’abbé Legendre vous aime.
– Dame ! L'abbé, comme moi, est un Bourguignon, un digne buveur! Sa cave est la meilleure du monde. Il mérite son vin, boit gaiement et me repasse en chantant la coupe d’Alexandre.
– Alors, Paris ? coupa Mme de Mimeurs.
– Eh bien, méditez sur la semaine de l’Anglais dont on parle dans la Gazette de Hollande : sa femme tomba malade le lundi, mourut le mardi, fut enterrée le mercredi. Il se remaria le jeudi, eut un enfant de sa seconde femme le vendredi et se pendit le samedi. C'est un peu la routine de la cour, où tous les jours se suivent et se ressemblent. L'ambiance? La chasse, des aboiements de chiens et des cors, de la pluie, du vent et de la boue. Et voici le pain hebdomadaire : lundi concert, mardi tragédie, mercredi concert, jeudi Comédie-Française, vendredi salut, samedi Comédie-Italienne, dimanche grand-messe. Tout compte fait, cette semaine est plus riante que celle de l'inglische !
– Vous avez donc séjourné à la cour? s’étonna le marquis de Bully, dont les terres avoisinaient les eaux de Bourbon.