Introduction
L'anthropologie de la communication doit beaucoup aux écoles nord-américaines, au Mental Research Institut de Palo Alto, créé par Bateson et son équipe, à l’Institut of DirectAnalysis de Philadelphie, où officiaient Watzlawick et Birdwhistell, à l’Université de Chicago encore, avec Goffman et bien d’autres, qui ont entrepris une ethnologie méticuleuse des relations interpersonnelles, exotiques ou endogènes, au sein des sociétés humaines (tribus primitives, bandes de jeunes, salles communes d’un hôpital ou d’un institut gériatrique...)1. Les chercheurs se proposent d’étudier la communication dans les paroles, les gestes, les regards de la vie quotidienne, afin d’en décrypter peu à peu le code secret et compliqué, écrit nulle part mais compris de tous2. Ils s’efforcent de saisir la façon dont s’organisent les relations entre les individus de ces communautés, d’abord l’échange de messages, ces chapelets de mots qui circulent d’un esprit à l’autre par l’intermédiaire de la bouche, des oreilles, ou de la main et des yeux3. Ils s’intéressent aussi encore aux attitudes non verbales et aux bruits qui confirment, contredisent ou brouillent les messages, ou encore aux matrices culturelles qui font sens, donnent leur signification aux messages, formatent les processus d’échange, prédéfinissent les canaux de circulation de l’information. On le voit, ces études se situent sur un plan microsocial, celui de la description ethnographique de groupes restreints, de l’observation des comportements des individus qui les composent, des interactions entre eux, éventuellement aussi de la comparaison ethnologique des communautés et des matrices culturelles qui structurent le fonctionnement interne du clan.
Mais l’anthropologie de la communication ne saurait se réduire à cette seule approche, si fertile et célèbre soit-elle, car il existe une autre tradition, francophone notamment, qui se risque au macrosocial. Elle prend en considération les cultures des mondes passés pour étudier le mouvement des civilisations et nourrir un autre regard sur la société contemporaine. Appliquée à la communication, la démarche anthropologique s’efforce alors de dire en quoi celle-ci contribue à l’histoire de l’humanité.
Commençons par repréciser quel est le projet de cette conception de l’anthropologie, par opposition à certaines mauvaises habitudes qui tendent à la réduire à l’ethnologie, et à utiliser, d’ailleurs, l’un ou l’autre des termes de façon indifférenciée, comme s’il s’agissait de synonymes utiles pour élargir le vocabulaire du rédacteur et éviter les répétitions. Lévi-Strauss, et plus récemment Héritier, ont pris soin de distinguer l’ethnographie et l’ethnologie, de l’anthropologie, auxquelles ils font correspondre trois grandes strates de la recherche4.
La première étape ethnographique est celle de l’étude des sociétés, sur le terrain, au plus près des habitants, des modes de vie et des relations que les hommes et les clans tissent, des croyances qu’ils partagent, des manifestations culturelles qui les réunissent. La taille de la société, recommande Lévi-Strauss, doit être suffisamment réduite pour que l’auteur (le chercheur) puisse rassembler la majeure partie de son information, grâce à une expérience personnelle5. La méthode est celle de l’observation participante, de l’empathie, de l’imprégnation lente et continue des groupes humains minuscules, avec lesquels le chercheur entretient un rapport personnel6. Le travail y est pour l’essentiel descriptif, énumératif, érudit, sans qu’il y ait nécessairement un souci de formalisation, commente Héritier7. Et Watzlawick recommande même, à ce stade, de faire abstraction de toutes les connaissances savantes et autres notions préconçues, afin de centrer les travaux sur l’étude des comportements et des relations entre les sujets8.
Le second niveau, celui de l’ethnologie, a une visée plus synthétique, qui peut s’opérer dans trois directions : « géographique si l’on veut intégrer des connaissances relatives à des groupes voisins; historique si l’on vise à reconstituer le passé d’une ou plusieurs populations ; systématique enfin, si l’on isole, pour lui donner une attention particulière, tel type de technique, de coutume ou d'institution. »9Ce peut être aussi, pour Héritier, l’étude exhaustive, la plus large possible, d’une population ou d’un groupe de populations10. Là déjà, le chercheur devra renoncer à produire lui-même toutes les données nécessaires à ses analyses et utiliser, en seconde main, des matériaux ethnographiques produits par d’autres. On peut, par exemple, situer à ce niveau la fameuse théorie du double bind (ou double contrainte) mise en évidence par Bateson et Mead, à partir de leurs travaux sur la société balinaise, et de l’observation des loutres du zoo de San Francisco, travaux repris par eux et bien d’autres pour étudier les comportements sociaux, et notamment schizophréniques, en milieu psychiatrique11.