1.
Luke Brasco pénétra dans la salle de surveillance du Club Cicero, la boîte de nuit la plus courue de Chicago. Les écrans de contrôle qui couvraient tout un mur de la salle diffusaient une douce lumière bleuâtre.
– Quoi de neuf, patron ? lui demanda Mickey Maldonado, son responsable de la sécurité, en faisant pivoter sa chaise vers lui.
En guise de réponse, Luke porta les yeux sur l’écran central. Elle était là. Au beau milieu de la piste de danse, elle s’était ménagé un petit espace que nul n’osait pénétrer. Il l’avait remarquée dès son entrée, vingt minutes plus tôt, et il avait eu beau s’y efforcer, il n’avait pas réussi à détacher son regard d’elle. Elle s’était très vite frayé un chemin vers le bar – vers lui –, ne lui accordant au passage qu’un bref coup d’œil. Mais ce simple regard de ses yeux d’un bleu hypnotique avait suffi à mettre le feu aux poudres de ses sens pourtant aguerris.
Il s’était empressé de regagner la salle de surveillance du club pour échapper à cette fascination, mais, à présent, il avait d’autres idées en tête.
– Il y a du chahut à l’entrée, dit-il après s’être éclairci la gorge.
Coincé entre Michigan Avenue et Grand, pas très éloigné de la fameuse Billy Goat Tavern, le Club Cicero était une boîte qui s’était spécialisée dans le thème des années folles, de la prohibition et des gangsters. Son nom venait du quartier dans lequel Al Capone avait fait fortune. Il attirait une clientèle variée, depuis les hommes d’affaires internationaux aux fêtards locaux cherchant une raison de porter chapeaux mous et robes pailletées. Certes, tous n’allaient pas fouiller dans les malles de leurs grand-mères avant de rejoindre l’interminable file d’attente, mais ceux qui le faisaient contribuaient à créer l’atmosphère spéciale du club et méritaient donc une chance supplémentaire d’entrer.
Sa femme-mystère n’avait eu besoin d’aucun subterfuge pour passer devant tout le monde car elle attirait naturellement tous les regards. Elle était l’exotisme personnifié – les yeux en amande, la peau très mate, les lèvres pulpeuses. Elle n’était ni petite ni grande, juste de taille moyenne. Avec ce jean noir moulant, ce débardeur de soie noire découvrant son nombril et ces bottes à talons aiguilles, elle correspondait en tout point aux fantasmes qu’il aimait invoquer les nuits de trop grande solitude. Il ne pouvait se défaire de l’idée que, tout comme les femmes en costume des années folles, elle aimait à se déguiser.
Juste pour lui.
– Pourquoi n’irais-tu pas donner un coup de main à Craig ? dit-il encore. Je vais surveiller les écrans.
Etonné, Mickey se leva sans demander son reste. La requête de Luke devait lui paraître pour le moins bizarre, mais c’était lui le patron et personne, à part sa belle-mère, ne s’avisait jamais de contester son autorité. Propriétaire de l’établissement depuis près de dix ans, il ne remplaçait jamais le personnel de surveillance, à moins que l’un d’eux soit en congé maladie.
Peut-être, mais pas ce soir. Luke voulait rester seul afin de garder à l’œil le petit concentré de féminité absolue qui s’était faufilé dans la foule près du bar. Elle l’avait hypnotisé par son odeur, un parfum à la fois hardi et épicé qui surmontait Dieu sait comment les vapeurs de sueur et d’alcool qui imprégnaient le club. Il tenait la boîte de nuit depuis si longtemps qu’il s’était cru immunisé à jamais contre toute attirance d’ordre érotique.
Ce qui avait été le cas jusqu’à l’arrivée de cette femme.
Luke s’avisa à cet instant du départ de Mickey, qui avait refermé la porte derrière lui. L'installation du système de surveillance ultrasophistiqué dont disposait la salle datait d’il y a deux ans, lorsqu’il avait appris de la police qu’un trafic de drogue avait lieu dans son établissement.
Au début, il avait pensé que la malédiction Brasco s’était abattue sur lui, et qu’à l’image de son grand-père proche de la mafia, mort assassiné, de son bon à rien de père, toujours absent, et de son délinquant de demi-frère, il était voué à une vie de raté.