Sale temps pour les vieux
« Seul un pays authentiquement moderne était capable de traiter les vieillards comme de purs déchets. »
Michel Houellebecq, La Possibilité d'une île1.
Personne n'a envie de finir ses jours dans une maison de retraite, et pourtant 650 000 personnes âgées sont hébergées dans ces institutions. Un chiffre qui va doubler dans les quinze années à venir, et, avec lui, celui de la maltraitance. C'est un sujet dont on parle peu ; quelques rares reportages télévisés osent montrer un univers effrayant que les pouvoirs publics préfèrent ignorer.
L'un d'entre eux, diffusé sur Canal + et tourné avec la collaboration de l'AFPAP (Association française de protection et d'assistance aux personnes âgées), a de quoi faire peur2. On y voit un résident presque nu abandonné sur un fauteuil dans une salle à manger, des sonnettes d'appel d'urgence inaccessibles pour les résidents alités, des patients Alzheimer déambulant pieds nus sur un sol poisseux souillé par l'urine. Le reportage dénonce également les conditions de vie déplorables de certaines personnes âgées dépendantes hébergées dans des résidences clandestines insalubres. On y voit aussi des inspecteurs de la DDASS reconnaître leur impuissance à mettre au jour et à sanctionner la maltraitance.
Les représentants de l'État se sont indignés non pas de ce qu'ils ont vu, mais de la programmation du film. Et pourtant le pire n'a pas été montré : sur plus de trois heures de tournage, seules quelques minutes ont été diffusées. Les pouvoirs publics ont minimisé ce scandale par tous les moyens dont ils disposaient. Les plaintes déposées par les familles pour dénoncer les dysfonctionnements de ces établissements n'ont pas abouti. L'AFPAP en revanche a été sanctionnée pour avoir osé dénoncer des maltraitances et l'inaction des autorités face à ce fléau. En janvier 2004, en réaction à la diffusion du reportage de Canal +, Hubert Falco, secrétaire d'État aux Personnes âgées, a exclu l'association du Comité national de vigilance contre la maltraitance3. Pourtant, en 2002, il l'avait conviée à y siéger en raison de ses compétences et de sa connaissance du secteur4.
Depuis sa création en 2001 par Chrystèle Fernandez – conseillère sociale en gérontologie, très choquée par les conditions de vie déplorables des personnes âgées hébergées dans certains établissements qu'elle visitait –, l'AFPAP a recueilli un nombre effarant de plaintes. En 2005, pas moins de 6 000 appels, émanant de personnes âgées, de familles, de professionnels, pour signaler des actes de maltraitance et des dysfonctionnements dans les maisons de retraite et les hôpitaux. Les autorités affirment maîtriser la situation, contrairement à ce qui est dénoncé par les familles plaignantes qui contactent l'association. La convergence des témoignages mettant en évidence l'inaction des pouvoirs publics, malgré les multiples sollicitations, amène l'AFPAP à s'interroger sur la volonté des responsables politiques d'intervenir dans ce secteur. L'association a procédé à un grand nombre de signalements auprès des autorités. À ce jour, aucune plainte ayant fait l'objet d'une enquête judiciaire n'a abouti.
Contre toute attente, en novembre 2002, Hubert Falco a le courage de dénoncer la maltraitance que subissent chaque année 800 000 personnes âgées en France. Le ministre délégué aux Personnes âgées s'indigne également des conditions de vie imposées aux pensionnaires dans certaines maisons de retraite. Il déclare que 200 000 lits sont indignes d'accueillir des personnes dépendantes, soit un tiers des lits en maisons de retraite. Cependant, très rapidement, il revoit ses chiffres à la baisse. En avril 2003, il ne parle plus que d'une proportion de 20 %. Et les établissements « déshonorants », les mouroirs qui mériteraient d'être fermés, ne représentent plus que 5 % de l'ensemble. Pourtant, la situation sur le terrain ne s'est pas améliorée. Questionné sur l'origine des chiffres qu'il avance, Hubert Falco reconnaît qu'ils lui ont été communiqués par les professionnels du secteur. Interrogé au cours d'un reportage télévisé, Pascal Champvert, président de l'ADEHPA (Association des directeurs d'établissements d'hébergement pour personnes âgées)5, confirme, embarrassé, que ces chiffres sont fondés uniquement sur des conversations et des estimations échangées entre directeurs de maisons de retraite. Quant à Luc Broussy, alors délégué général du SYNERPA (Syndicat national des établissements et résidences pour personnes âgées)6, il préfère ironiser sur la définition des mots : « Nous n'avons rien pour dire 5 %. Cela dépend où on met la barre. S'il s'agit des établissements où on bat les personnes âgées, il y en a 1 %. S'il s'agit de ceux où l'on ne les respecte pas et où il n'y a pas de personnel, c'est 5 %. Si l'on considère comme indignes les établissements où il faut gravir une marche pour aller de la chambre à la douche, alors c'est 20 %7. »