Première Partie
 
Pour lui tout avait commencé à Nice sans qu'il s'en rendît compte, le 15 août 1925. En vérité, l'amorce de cette vie eut lieu sept mois avant dans des zones obscures comme il se doit. Cette gestation écourtée suscita une polémique. Des paris furent pris. Certains habitants du quartier affirmaient que cet enfant trop tôt venu ne survivrait pas au-delà d'un an. D'autres soutenaient le contraire : il serait vaillant et robuste. Le Chiaravalle, l'almanach imprimé à Gênes qui prévoyait tout, ne disait-il pas que naître sous le signe du Lion donne fermeté et vigueur? Le Chiaravalle était le vade-mecum de maints paysans et citadins. Ils le consultaient à longueur d'année. La plupart l'estimaient infaillible. Quand il annonçait par exemple : « Au mois de décembre mourra un personnage célèbre », le décès survenait. L'épouse du pharmacien qui, à l'instar de son mari, était instruite, jugeait cette lecture « mystificatrice ». Les fidèles du Chiaravalle ne saisissaient pas tous le sens de ce mot. L'auraient-ils compris que d'un air hostile et buté, ils l'auraient, en la circonstance, rejeté. Cependant Mme Fioravanti — c'était son nom — renforçait de son autorité le peloton de ceux qui croyaient aux chances du nourrisson. Elle puisait sa conviction dans le fait qu'il avait ouvert les yeux sur le monde un 15 août à onze heures du matin, comme Napoléon Bonaparte cent cinquante-six ans plus tôt. En conséquence, les heureuses dispositions qui animent le Soleil, Jupiter et Uranus ce jour-là ne pouvaient qu'aider le chérubin, d'apparence débile, à surmonter les obstacles. Mieux ! Grâce à cette conjonction rarissime des astres, la force du lion s'ajouterait à la solennité de l'aigle. C'était écrit!

Car si Mme Fioravanti — son prénom était Assunta — raillait les prévisions astrologiques, météorologiques, bénéfiques ou catastrophiques du « Il grande pescatore di Chiaravalle », elle avait ses propres sources zodiacales indubitablement plus sérieuses — elle le certifiait —, dont elle tenait compte. En outre, sa ferveur pour le fils de Charles Marie Bonaparte et de Maria Laetitia Ramolino était immense. Comme l'Empereur, Assunta Fioravanti — née Giglioli — était originaire d'Ajaccio. Comme lui elle était de petite taille, bernait la fatigue, s'habillait de gris, plaçait le plus souvent qu'elle le pouvait sa main gauche contre son estomac; une mèche noire parfois lissée en accroche-cœur ornait son front. Complicité supplémentaire : à Nice, à deux pas de son officine, dans la même rue, le général de brigade et commandant de l'artillerie de l'armée d'Italie, Bonaparte, avait vécu du 27 mars au 22 décembre 1794. Il y avait aimé la fille de ses logeurs. Assunta l'imaginait se promenant avec la belle — comment douter qu'elle fût belle ? — dans les jardins qui, depuis l'arrière de la maison, s'étendaient jusqu'au pied de la colline du Château. Il lui arrivait d'en être toute retournée, la nuit, quand son époux au nez crochu, l'autoritaire et sec Léon Fioravanti, ronflait avec hargne à son côté.

Afin de commémorer ce séjour, la rue s'appelait Bonaparte. Le baptême déplaisait à Léon Fioravanti, républicain actif, dévot de la France. En premier lieu, comme Chateaubriand, il vieillissait Napoléon d'un an afin de prouver qu'il était Génois. Ensuite il accusait Laetitia de haïr les Français. « Je les maudis et me vengerai d'eux ! »... Oui! c'est en prononçant ces paroles pour la énième fois que cette femme fielleuse accoucha du fils prodige, la face noire de la Révolution ! « Et nous, Français, qui célébrons l'instrument d'une vendetta ! » pestait l'apothicaire. « Absolument faux ! » s'indignait Assunta Fiora-15 vanti qui tenait l'Empereur non seulement pour le dépositaire de la puissance de Dieu sur terre, mais encore pour le propagateur des idées de 1789. « D'ailleurs la France n'est pas une nation à louanger ceux qui la détestent ! » ajoutait-elle, fixant son mari de son beau regard bleu où passaient en proportions égales candeur et force d'âme.




Pendant des mois, Romain Elléna n'eut cure des controverses et des querelles dont il était l'objet. Il tétait le sein de sa mère, faisait son rot que c'était un plaisir de l'entendre, souillait ses couches avec ponctualité, mouillait ses bavoirs, souriait aux facéties de son père, agaçait les défaitistes qui avaient misé sur sa fin prochaine, réjouissait ceux qui avaient eu foi en son thème astral. En peu de temps il rattrapa sur la bascule du pharmacien le poids d'autres bambins nés à bon terme comme la nature l'ordonne.