NI SANG NI LARMES
« Reste qu'un peu de lyrisme ne mes-sied pas à la réforme. »
EDOUARD BALLADUR,
Dictionnaire de la réforme.
« Le grand point, à Paris, auquel toute autre considération doit céder la place, c'est de devenir un homme à la mode, d'être parfaitement élevé sans cérémonie, aisé sans indolence, ferme et assuré avec modestie, agréable sans affectation, insinuant sans bassesse, gai sans être bruyant, franc sans indiscrétion et secret sans faire le mystérieux; savoir le temps et le lieu qui conviennent pour dire et faire toutes choses, et faire tout ce que vous faites avec air de haute condition. »
Lorsqu'en cet été 1993, Edouard Balladur parcourt les lettres de Lord Chesterfield à son fils1, que lui a obligeamment envoyées son préfacier Marc Fumaroli, il est précisément devenu ce que décrivait le grand Anglais amoureux de la France du XVIIIe siècle : un homme à la mode. Surprises de la légèreté française : les défauts sont mués en qualités, les reproches en louanges, l'aristocratique chaise à porteurs en démocratique citrouille, la réserve hautaine en respect de l'autre, la prudence en mesure, l'anachronisme en avant-gardisme. Pourtant, Edouard est toujours le même; c'est le regard porté sur lui qui a changé; peut-être a-t-il seulement modifié l'éclairage.
« Je ne veux pas faire souffrir inutilement »
Dès l'ENA, son condisciple Antoine Veil avait apprécié la compagnie d'un « homme dominé ». De son poste d'observation de la rue de Rivoli, Jean Serisé, collaborateur du ministre des Finances d'alors, Valéry Giscard d'Estaing, avait découvert à Matignon un haut fonctionnaire à la brillante intelligence appliquée, discret, « poli comme un galet », un clone de ce Marceau Long devenu depuis lors le respecté vice-président du Conseil d'Etat. Déjà, il était tout ce que Lord Chesterfield aurait adoré, ce que ces duchesses qu'il aime tant côtoyer, apprécient; et que notre époque, criarde et tapageusement démocratique, abhorre : un délicat qui aime s'asseoir sur des coussins brodés; un jouisseur à remords qui fume le cigare, mais refuse d'être photographié, admire les jolies filles, mais craint d'être surpris, savoure d'innombrables bonbons avec une délectation contrite; un conformiste du beau monde qui glisse des glaçons dans son champagne, avec la joie canaille du pécheur transgressant une règle morale. Un catholique de la haute époque, grand lecteur de Pascal, pour qui le péché existe encore, et la contrition aussi, qui se frappe discrètement la poitrine en reconnaissant ses fautes : « Je m'y suis mal pris », lâche-t-il alors simplement. Ou un conservateur britannique.
« Le sens de l'understatement, la courtoisie exquise, la tenue vestimentaire et une attitude sociale aussi, c'est quelqu'un de profondément libéral, avec comme tout Français un soupçon de colbertisme » : François Léotard, qui ne cache pas son plaisir de travailler avec le Premier ministre depuis mars 1993, accumule aisément les indices.
Un conservateur britannique donc. Pour le complet trois boutons de flanelle grise serré à la taille. Pour l'art souverain de la litote. Pour l'affabilité devenue seconde nature. Pour le « mon cher ami » servi à un inconnu. Pour la distinction aristocratique des manières, des goûts, de l'origine sans doute, et de la vie sociale assurément. Un conservateur britannique de la meilleure eau, mais un classique enfant d'Eton, non un baroque rejeton d'épicier, mais un Tory discret et élégant comme on n'en fabrique plus guère, même au bord de la Tamise, non un Winston Churchill au cigare ostentatoire et à l'éructation travaillée. Ou un Winston tel que l'avait rêvé sa mère, un lord poncé et verni qui n'aurait pas joué au Tintin reporter en Afrique du Sud; un homme d'Etat qui aurait seulement rétabli la convertibilité or de la livre sterling, mais n'aurait jamais promis à son peuple du sang et des larmes.

Edouard Balladur n'avait pas craint cependant de s'engager sur ce chemin escarpé :
« La situation de la France est la plus grave que le pays ait connue depuis 1945 », avait-il diagnostiqué quelques semaines avant d'arriver à Matignon. « Propos de campagne », s'était-on étonné, un rien de tristesse dans la voix, comme on juge un homme du monde qui se laisse aller à des privautés avec une jeune fille, ou boit un verre de trop.
Edouard Balladur avait raison. L'économie française connaîtra, en 1993, son année la plus épouvantable depuis la fin de la guerre. Une situation exceptionnelle qui exigeait une politique exceptionnelle ? Autorisait, appelait même, toutes les audaces, toutes les folies, tous les chambardements?