PREMIÈRE PARTIE
Le philosophe roi
1762-1770
CHAPITRE PREMIER
Un prestige sans précédent
(été 1762-fin 1764)
Durant l'été 1762, la preuve est faite que l'opinion publique est une puissance avec laquelle il faut désormais compter. Non seulement parce que Voltaire, de Ferney, est en train de réussir une mobilisation sans précédent en faveur de la famille Calas, mais aussi parce que la nouvelle souveraine de l'Empire russe doit effacer la tache qui a marqué son accession au trône. Moins peut-être aux yeux de ses propres sujets qu'à ceux de toute l'Europe pensante, élevée au lait des Montesquieu, Voltaire et de l'Encyclopédie. Après Frédéric II, l'impératrice Catherine II a bien compris que tout despote doit se prétendre éclairé. Pour cela, il faut l'onction des philosophes, dont l'approbation, voire les applaudissements, constitue une sorte de légitimité d'un genre nouveau. Si le souverain gouverne son peuple comme il l'entend, il est de bon ton de tourner le dos à la tyrannie du bon plaisir pour entrer dans la modernité définie par les philosophes.
Au-delà de Frédéric et de Catherine, c'est toute une nouvelle génération de princes et de rois qui découvrent, en même temps que nombre de leurs sujets, les principes de cette modernité. Chaque livre de Buffon, de d'Alembert, de Diderot, de Condillac ou d'Helvétius apporte sa pierre à l'édifice et suscite réflexions et commentaires, tant en France qu'à l'étranger. Voltaire a raison lorsqu'il écrit à d'Alembert : « C'est l'opinion qui gouverne le monde, et c'est à vous [philosophes] de gouverner l'opinion167. » Mais il a tort de s'inquiéter : les philosophes gouvernent déjà l'opinion de l'élite. Il suffit de lire les confidences de Beccaria sur sa « conversion à la philosophie168 » pour en être convaincu. Cinq ans de lecture des philosophes ont opéré « la révolution dans [son] esprit » qui est à l'origine du fameux livre Des délits et des peines, publié en 1764169 avec le retentissement que l'on sait. Même s'ils sont loin d'être prêts à la conversion philosophique, les souverains sont interpellés par ces idées nouvelles qui suscitent l'enthousiasme d'une minorité avide de changer le monde. Du moins à l'étranger, car Louis XV, obstinément fermé à ces idées, ne montre qu'hostilité à ceux qui les propagent. Raison de plus, pour les philosophes, d'aller chercher hors de France la reconnaissance qu'on leur refuse dans leur pays.
La décennie qui commence voit donc s'instaurer une sorte de connivence entre princes et philosophes. Les premiers ont compris que c'est l'opinion des seconds qui décide des réputations, et que rien ne vaut les louanges de la république des lettres pour leur célébrité et leur postérité. En échange, ils offrent aux philosophes, hors des facilités qui vont de soi, la dignité et la considération du souverain, qui leur manquent tant à Paris. Mieux encore, ils leur donnent l'illusion du pouvoir en leur laissant espérer l'application de leurs idées. L'espace d'une quinzaine d'années (jusqu'au désenchantement de Diderot à l'égard de Catherine), les philosophes se sont crus « les instituteurs des maîtres du monde170 », avant de réaliser qu'ils n'étaient que des pions dans le jeu de leurs protecteurs. Pour l'heure, la mode est au prince philosophe, et le philosophe se sent devenir roi. L'homme qui incarne le mieux cette promotion étonnante est un bâtard de quarante-cinq ans, savant et homme de lettres, membre des deux académies. Son nom est connu de toute l'Europe pensante. Il s'appelle Jean Le Rond d'Alembert.
Précepteur du prince héritier
(juillet 1762-février 1763)
Depuis fort longtemps, il était d'usage de confier l'éducation du futur monarque à un homme d'Église. Rien d'étonnant à cela dans une monarchie absolue où l'on considère le Roi Très-Chrétien comme le représentant de Dieu en son royaume. Mais, depuis quelques années, l'usage fait l'objet de critiques. Sous l'influence de l'esprit philosophique, on s'interroge de plus en plus sur les valeurs, les superstitions ou les dogmes que les prêtres pédagogues transmettent à leurs élèves royaux. Après la chute des Jésuites et la publication de l'Émile, on pourra même lire dans la Correspondance littéraire : « Il faut convenir que l'esprit de l'Évangile n'a jamais pu s'allier avec les principes d'un bon gouvernement. [...] Les vertus que [sa doctrine] enseigne ne sont pas bonnes pour cette vie-ci ; l'humanité, la foi, l'espérance, la mortification du vieil homme, ne sont pas propres à en former de grands ; la charité même [...] ne peut tenir lieu de justice, d'humanité, de générosité, de bienfaisance1... »