1
— Donnez-moi un café allongé, je vais m'asseoir...
La première phrase, le premier mot entendu à Paris, buffet de la gare de l'Est... Les mots pour rien. Plus d'ordres. Ni de mots secrets qui circulent le matin, à l'appel. Pour la première fois depuis de longs mois, des gens qui parlent pour ne rien dire. Qui parlent à la légère.
Il y avait une fanfare, à la gare de l'Est, une fanfare pour les accueillir! Les banlieusards baissaient les yeux devant ce cortège de femmes malingres. Eux, ils débarquaient, comme chaque matin, de Noisy-le-Sec ou de Pantin, de Drancy peut-être, comme elles, avec un petit détour. Rosa serrait contre elle une couverture militaire qui enveloppait un enfant. Quelques jours, l'éternité. Une petite tête sur le sein de sa mère, avec un triangle rouge comme coussin... La fanfare effrayait Rosa. L'enfant venait juste de s'endormir, lorsque le mouvement du train s'était fait plus lent, plus régulier, après la gare de Lagny. On avait installé Rosa, avec les plus faibles, dans le buffet de la gare, dans l'odeur surprenante du café et du calva. Quelques tables portant la mention « réservé » et puis, les gens devant le comptoir, leurs gestes, leurs mots. J't'aid'mandé un café, pas de l'orge, cépourkiketu l'planques l'vrai jus, dis? S'en foutent, les Ricains, boivent des saloperies en poudre !
La fanfare, sur le quai. Les gardes républicains! Des infirmières, des brancardiers qui se pressent autour du convoi spécial. Le haut-parleur qui répète « bienvenue à ceux qui rentrent ». Et puis des flonflons et des sifflets de locomotives, de la vapeur et ces ombres hébétées qui apparaissent sur les marchepieds.
— Bienvenue ! Bienvenue !

Les cuivres. La grosse caisse. Ah t'entends, ils leur jouent l'truc des rosbifs! T'as la longue ouais du p'tit père Harry... Les personnes valides doivent se rendre dans la cour d'arrivée... Un autobus, de nouveau, un bus à plate-forme précédé d'une Jeep de la police militaire. Rosa regarde la ville, une ville sans ruines qui efface déjà les traces de la guerre. Quelques convois militaires, quelques pancartes en anglais. Rien de plus.
Quel jour était-ce, petit, le jour de ta naissance... Dolorès collait son oreille sur le sol du bloc numéro quatre... Le canon, camarades, le canon... Tu délires, Dolorès, ce sont des avions... Ou peut-être un train... Il y a des jours, des semaines, que les convois n'arrivent plus... La dynamite, peut-être, ils effacent les traces... Non, je vous dis que c'est le canon, je connais ce grondement... La terre tremble comme elle tremblait sur les bords de l'Ebre. Une sirène. Dehors, les hommes en noir s'agitent en tous sens... Dolorès rit... Ils ont peur ! C'est leur tour... Ils pataugent, ils glissent, ils tombent sur le sol immonde... La boue et la neige mêlées, les cadavres que l'on ne brûle plus.
Le bruit du canon s'est rapproché. Des salves... Régulières. Les filles entourent Rosa. Elle ne crie pas. Viens, petit, viens, ils sont là. Depuis Madrid je les attends, murmure Dolorès, l'Armée rouge... C'est un garçon, Rosa, c'est un garçon... Nous l'appellerons Joseph, n'est-ce pas, puisque, déjà, on entend le canon !
La beauté des rues. L'Europe traversée comme dans les songes. La douceur de l'air, invraisemblable comme cette paix annoncée dans les décombres, comme cette vie, en elle, à la prison de la Roquette et puis, dans l'interminable convoi, l'un des derniers, dans la chaleur écrasante de l'été quarante-quatre. Elle avait été absente, le temps d'une grossesse, rien de plus.
L'autobus, sur la place de la Concorde. Les Américains campent aux Tuileries. Rosa ne veut rien perdre de cette lumière qui baigne les chevaux de Marly, de cette douceur surgie d'un autre temps. La chaussée est encore jonchée de confettis. On a fait la fête et dansé dans les rues. Des MP américains, casques blancs, se tiennent au garde-à-vous, devant l'Obélisque, oui c'est bien elles que l'on salue ainsi, elles, les survivantes qui ont tant de mal à se tenir sur les banquettes de l'autobus.
Et puis, la Seine, le boulevard Saint-Germain et le boulevard Raspail... Rosa n'avait jamais eu le temps de lever les yeux sur les façades cossues, lorsqu'elle allait chercher ses détonateurs chez un horloger de la rue Saint-Placide. Elle avait le sentiment de s'aventurer en territoire ennemi lorsqu'elle franchissait la Seine.
Le bus se range à l'angle du boulevard Raspail et de la rue de Sèvres. Des policiers montent sur la plate-forme. Rosa détourne instinctivement le regard. Mais, non. Il n'y a plus rien à craindre. C'est fini. Ils sont là pour les aider à descendre, ces flics qui, un an plus tôt, les poussaient devant eux. Tout de même... Prendre le bras d'un flic ! Rosa descend de l'autobus sans prendre d'appui. Sur le trottoir, des infirmières ou, peut-être, des assistantes sociales forment une haie jusqu'à la porte de l'hôtel Lutétia.