I
L'ÉCUME DES JOURS
«  Ceux qui vivent sont ceux qui luttent. »
Victor Hugo.
J'ai choisi de ne pas commencer cette autobiographie par le récit de mon enfance. Celui-ci figure dans la partie suivante et chaque lecteur est évidemment libre de s'y rendre. Mais avant tout, il m'a semblé indispensable de parler en détail de mon quotidien. Et cela pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, limiter ce récit à ma seule histoire personnelle reviendrait à occulter celle d'Akamasoa, car l'aventure est collective. Comme je le dirai à maintes reprises, nous ne pouvons réussir que dans la relation à l'autre. Pour les autres, et avec les autres.
Ensuite, parce que ma vie est moins importante que les enseignements que j'ai pu en tirer. Attention ! En écrivant ces mots, je ne veux surtout pas jouer au donneur de leçon. Je n'ai encore moins la prétention à «  éveiller les consciences ». Tout au plus aimerais-je transmettre quelques éclairages. «  En quoi l'expérience d'Akamasoa peut-elle m'être utile, c'est si différent de ce que je vis ? » me demande-t-on parfois lors de conférences auxquelles je suis invité. Je réponds en général que d'une action sincère émergent des vérités universelles. Voilà pourquoi, si je vous parlerai beaucoup d'Argentine, de Madagascar, de la France et de la Slovénie, je ne pense pas que l'histoire aurait été très différente s'il s'était agi, au hasard, des Philippines, des États-Unis ou de l'Allemagne. Comme en attestent d'ailleurs les nombreux reportages sur notre action, il y a dans notre œuvre quelque chose qui dépasse les clivages culturels. Ceux qui me lisent et qui travaillent dans une entreprise, un petit commerce ou une exploitation agricole, le savent bien : faire démarrer des projets et les mener à terme est difficile... Aussi j'espère qu'ils trouveront matière à réflexion dans le lancement de notre association menée par des bannis, sans argent, dans un pays soumis à une dictature d'obédience nord-coréenne. Dans l'œuvre de ces Malgaches qui subissent une situation économique «  consternante1 », vous pourrez sans doute trouver des idées, de la force ou de l'espoir pour vos propres projets.
Enfin, il me semble que mon parcours est d'autant plus facile à comprendre que l'on a une idée claire de ce que nous accomplissons chaque jour. En effet, tant que l'on parle d'Akamasoa comme d'un «  miracle », c'est-à-dire comme d'une réalité très abstraite, ce n'est pas la peine de parler du passé. Les médias s'arrêtent trop souvent aux chiffres que j'ai déjà évoqués. Je peux en citer d'autres à ceux qui aiment les bilans : 40 000 consultations médicales par an ; 420 personnes salariées à la construction et à l'entretien des maisons et bâtiments ; 1 000 personnes employées aux travaux communautaires tels que l'entretien et le nettoyage des villages, le transport d'eau, la cuisine et le service des cantines scolaires, l'assistance aux vieillards et aux malades ; 200 enseignants ; 72 écoles construites ; 40 km de chemins transformés en routes. Je pourrais également aller plus loin et vous expliquer comment nous avons construit nos coquettes maisons de briques ocre, aux volets peints en bleu ou en rose ; vous détailler tout ce qui compose nos 17 villages. Pour mesurer le contraste, il faudrait aussi parler d'Antananarivo, capitale en ruine, dédale de constructions anarchiques et brinquebalantes, fruit d'un manque total de planification, où le macadam à bien des endroits n'est plus qu'un vague souvenir. Dans cet urbanisme de cauchemar, «  le soir venu, [des sans-abri] s'entassent dans des tunnels, sous des bouts de couvertures crasseux, sur des centaines de mètres », a écrit le magazine Géo. Chez nous, en revanche, les maisons sont bien alignées autour de routes pavées et elles sont tenues convenablement ; au sein des lotissements, il y a des commerces, des ateliers de tissage et de confection, des dispensaires, des crèches, des écoles et des espaces publics où les gens peuvent se rencontrer et faire du sport ; bien qu'entourées par la décharge, nos rues sont propres et la nuit elles sont sûres.
Mais, si l'on en restait à cette description, vous n'auriez aucune chance de nous connaître réellement. Car l'essentiel est moins dans les résultats que dans notre façon de faire. Même si la Providence nous a aidés, même si nous pouvons compter sur des soutiens solides, notre œuvre est essentiellement le fruit d'un travail acharné et d'une manière toute particulière de vivre avec les autres. Esprit de mission, Amour et Foi : de grands mots qui prennent sens ici même à chaque instant. Voilà les convictions que j'aimerais, dans les pages qui suivent, pouvoir transmettre. J'évoquerai également nos solutions concrètes et originales pour sortir du labyrinthe de la misère sans passer sous silence notre liste noire, celle des dangers auxquels nous nous heurtons de façon répétée. Sans plus attendre, je vous invite à partager quelques tranches de vie, qui peuvent d'ailleurs être lues par aller-retour avec le récit chronologique qui suit. Bienvenue sur notre décharge, dans le paradis instable d'Akamasaoa. Un Akamasoa dans «  tous ses états » !