PREMIÈRE PARTIE
L'argent personnel de Napoléon
CHAPITRE PREMIER
De « Nabulio » au général Vendémiaire
Il n'y a pas si longtemps, on pouvait admirer dans une vitrine du plus vieux restaurant de Paris un chapeau attribué à Bonaparte et dont la provenance était expliquée de la façon suivante : « Donné par le jeune général en paiement de son repas. » Tout un symbole, un de plus pourrait-on dire, de la misère rencontrée par le futur empereur des Français dans sa jeunesse et plus particulièrement lors de ses séjours parisiens pendant les années 1793 et 1795 ! Quand ce ne fut pas son chapeau, c'est sa montre que Bonaparte laissa à une « entreprise d'encan national » ou encore sa voiture que « ses besoins l'avaient forcé à vendre » pour 3 000 francs en assignats à un autre Corse, Saliceti, nous dit en tout cas Bourrienne, son ami d'enfance1. Le jeune général manqua aussi de linge dans le Paris du Directoire et sa demande d'un uniforme neuf auprès de la toute-puissante Thérésa Tallien – surnommée « Notre-Dame de Thermidor » – lui aurait même valu une honte publique mémorable. « Eh bien, mon ami, vous les avez, vos culottes ! » lui lança-t-elle dans son salon fréquenté alors par la meilleure société parisienne. Cette situation misérable semblait au fond la suite logique des difficultés qu'avait connues ce jeune Corse, né au sein d'une famille toujours en proie aux problèmes d'argent. L'histoire débuta avec le père, Charles Bonaparte, le dépensier de la famille, celui qui aurait laissé les siens sur la paille à sa mort, pour se continuer avec la mère, Letizia, qui eut toutes les peines du monde à assurer l'éducation de ses huit enfants. Le jeune Bonaparte fut obligé de prendre la tête de la famille et d'assumer les charges de son père. Dans les circonstances difficiles de la Révolution, le « clan » fut même considéré comme proche de la misère lors de son exil à Marseille. Quel saisissant contraste avec la suite de sa destinée !
Dans la légende napoléonienne, l'impécuniosité sert en quelque sorte d'antichambre à la gloire. Avant la grande lumière de l'épopée, il y eut l'ombre de la nécessité. Mais, ces dernières années, cette version des faits est plutôt mise à mal par des publications concernant aussi bien la correspondance de Napoléon que la vie de Charles Bonaparte. L'histoire de l'argent de cette famille y apparaît plus contrastée et les jeunes années du futur empereur s'y révèlent moins « noires » que ce que la légende a voulu nous faire croire.
Un père « grand seigneur » qui dilapide sa fortune
Napoléon jugea toujours sévèrement l'attitude de son père : « Il faisait des voyages à Paris fort dispendieux. Il est mort à Montpellier, âgé de trente-cinq ans [sic]. Notre grand-oncle [l'archidiacre Lucien] nous a, ainsi, conservé une fortune que mon père eût mangée, si elle eût été à sa disposition », déclara-t-il à Gourgaud à Sainte-Hélène2. En étant ainsi jugé par son fils, Charles Bonaparte n'eut guère les faveurs des biographes de l'empereur. Ils le trouvèrent tour à tour « léger », « libertin » et bien entendu « follement dépensier ». Son rapport à l'argent le condamna en quelque sorte aux yeux de l'histoire. Et puis, quelle différence avec sa femme, Letizia ! Celle-ci avait, au contraire de son époux, les dépenses superflues en horreur (et, à son goût, elles étaient toujours trop nombreuses...). Dans cette opposition de style, Napoléon préféra sans conteste sa mère : « C'est à ma mère que je dois ma fortune et tout ce que j'ai fait de bien », devait-il dire plus tard. L'indigence, voire la misère matérielle de la famille avait ainsi trouvé son responsable dans la personne du père, ce qui, du coup, devait rendre l'ascension du jeune Napoléon encore plus fabuleuse. En prenant la direction du clan à la suite d'un homme aussi « inconséquent », le futur grand homme fit donc preuve d'un grand courage, formateur et de bon augure pour l'avenir.
En s'intéressant de plus près, comme l'ont fait les plus importants biographes du père de Napoléon, Xavier Versini et Dorothy Carrington3, aux documents qu'il rédigea, son livre de raison (sorte de journal comptable) et ses mémoires domestiques, les périodes tant décriées de sa vie nous apparaissent pourtant sous un jour différent.