première partie

Excusez-nous :
nous avons eu raison

Si, parmi ceux à qui je hérisse le poil – volontairement, ce qui aggrave mon cas –, il y en a qui se risquent à lire ce livre (ce qui m’étonnerait, car ce n’est pas leur genre de chercher à connaître ou à comprendre une pensée qu’ils ne partagent pas ; c’est même notre seule véritable supériorité intellectuelle sur eux, puisque, en revanche, nous n’ignorons rien, nous, de leurs écrits, même si parfois ils adoreraient que nous les oubliions) – si, donc mes contempteurs poussent la curiosité jusqu’à vouloir prendre connaissance de ce que, a priori et par principe, ils réprouvent, je les préviens d’emblée : je vais d’abord les faire rire. Et ensuite, enrager.

Rire, d’abord : car, en effet, de toute ma raison, de tout mon cœur et de toutes mes tripes, je crois non seulement nécessaire, mais, heureusement, inévitable l’intense révolution qui permettra à l’homme, à l’homme aujourd’hui décentré, dont on a tour à tour opprimé puis aliéné l’être individuel, comprimé puis étouffé l’être collectif, alternativement confronté qu’il fut à la tyrannie de l’argent qui aliène, à la brutalité des pouvoirs qui usurpent, à la lourdeur d’un Léviathan qui écrase et à la prégnance des superstitions qui abrutissent, de s’imposer en démiurge central de sa propre réalisation. De quoi se marrer, j’en conviens.

Vous faire sortir de vos gonds, ensuite.



D’emblée, je dois bien en convenir : jusqu’ici, j’ai échoué. Ou plutôt nous avons échoué.

J’ai investi plus de trente-cinq ans de ma petite existence dans la recherche d’un cheminement, d’une direction, d’un objectif qui permettent de se libérer du carcan bipolaire pour ouvrir de nouveaux espaces.

Or, jamais nous n’avons été aussi durement confrontés aux dégâts provoqués par une double faillite : celle, hier, d’un régime qui entendait noyer l’humanité tout entière dans un État détenteur de tous les nouveaux privilèges ; celle, aujourd’hui, d’un système qui tend à la livrer tout entière à la dictature des intérêts privés, récupérateurs de tous les anciens privilèges.

Et, cependant, ces deux offres, qui n’offrent plus rien, verrouillent toujours aussi jalousement le marché qu’elles se partagent.

Apparemment, donc, notre échec est patent.

Apparemment…

Car un détail, un infime détail, minuscule, ridicule, je le confesse, dérisoire même, vient relativiser cet échec. Quel détail ? J’hésite, j’ose à peine le formuler, je me cache la tête entre les mains de honte, mais tant pis, je me lance, je le murmure… Quel détail ? Celui-ci : pratiquement tous les événements de la dernière décennie ont confirmé que nous avions raison et que nos contradicteurs ou censeurs, eux, se sont presque toujours trompés. Et c’est d’ailleurs très sereinement que je les mets au défi de prouver le contraire. Chiche !

Maladroit ? Certainement. La quasi-certitude d’en prendre plein la figure. Il ne faut jamais se targuer trop ostensiblement d’avoir eu raison. Très mal vu. On laisse en général cela à la galerie. Aux féaux ou aux stipendiés. Mais, outre que nos féaux et stipendiés à nous tiendraient dans un dé à coudre, pourquoi voulez-vous que la galerie devienne le chœur antique dénonçant ses propres intoxications et enfumages ?

D’ailleurs, c’est secondaire… Nous avons eu raison, c’est un fait, je le tambourine, parce que personne ne le fera à notre place, que ça nous a beaucoup plus coûté que rapporté, plus isolés que valu de chaudes solidarités ou félicitations, et que, sauf à être fana-maso, on ne voit pas pourquoi on renoncerait définitivement, sur le tard, quand la cause est enfin entendue, à toucher d’éventuels dividendes qu’une certaine constance mérite.

Surtout, si je me plais à répéter que nous avons eu cent fois raisons quand nos contempteurs se sont cent fois trompés, c’est que cela énerve – terriblement – au point d’en devenir positivement jouissif, que cela récompense de bien des affres, et que cela met, sinon du beurre dans les épinards, au moins du piment dans le brouet.

Cela étant, au-delà d’une trouble satisfaction d’amour-propre, ce constat-là est accessoire. Ce qui est important, en revanche, et même essentiel, ce n’est pas que nous ayons généralement vu juste, c’est cet autre constat : que les détenteurs quasi exclusifs des clés qui ont permis, depuis des décennies, de cadenasser le débat politico-idéologique, après l’avoir enfermé dans la cage d’une bipolarité partisane obsolète, eux, quand on examine avec le recul nécessaire leur legs, ont eu à l’évidence tout faux.

Pourquoi s’interdirait-on de le relever ? Pour ne pas s’attirer les foudres ? Échapper à l’ostracisme ? Ça changerait quoi ? Ostraciser le hors-piste n’est-il pas, de toute façon, dans la nature d’une bipolarité normative et factice ?