CHAPITRE PREMIER
La rue Geoffroy-Saint-Hilaire
et le DEA de sociologie
La croisée des chemins
Au retour des États-Unis, beaucoup de voies s'ouvraient à moi, du moins en théorie. Je disposais d'une grande liberté, que me garantissait le CNRS. J'avais acquis, grâce à la notoriété du Phénomène bureaucratique, une certaine légitimité. Je pouvais choisir.
Certaines choses étaient claires. L'enseignement de la sociologie en faculté me semblait impossible pour plusieurs années, étant donné le harcèlement continuel des groupuscules gauchistes et l'incapacité du milieu à se structurer face à eux. Le développement de la discipline dans les entreprises était lui aussi condamné pour plusieurs années, du fait de la terreur qu'inspiraient les sociologues à la plupart des patrons. Il fallait, pour la recherche, se replier sur les travaux déjà lancés dans l'administration et se concentrer sur l'écriture et la direction de laboratoire. Beaucoup de raisons expliquent que j'aie opté pour le repli. Mais ce n'est pas tout. Je n'étais pas revenu pour enseigner, ni pour monter une organisation de conseil aux entreprises, j'étais revenu pour la politique ou plutôt pour la lutte civique. Si j'ai réellement choisi de ne pas devenir américain, c'est que j'ai été séduit par le mirage d'un renouveau français, c'est parce que je croyais à ce que j'avais écrit : le vieux pays était en train de faire sa mue. Il fallait que je sois là pour y participer.
Comment ? En m'engageant dans le combat des modernistes par l'écriture, le débat médiatique, les pressions sur la classe dirigeante. La situation immédiate était certes peu favorable. La France était repliée, figée, mais quelque chose de nouveau avait surgi. Il y avait une certaine alacrité dans la France de Chaban-Delmas, j'y souscrivais et j'en faisais partie. À distance, je m'aperçois que c'était en partie illusoire. J'ai œuvré, oui, et même assez durement dans mon domaine, à travers le laboratoire que j'avais fondé, puis le DEA de sociologie et la petite école de formation de sociologues dont j'ai pris la direction. C'était un travail utile, mais bien en deçà de mes aspirations et aussi probablement de mes capacités. J'aurais pu prendre le risque des grands combats, je ne l'ai pas fait. Pourquoi ?
La première ouverture qui s'offrait à moi était médiatique. J'étais membre du comité de surveillance du groupe Express. Olivier Chevrillon, appelé pour un temps à présider L'Express, mes amis de Harvard me donnaient accès au monde médiatique franco-américain. QuandJ.-J. S.-S., dépité de n'avoir pas été suivi dans sa vaine tentative pour se mesurer à Chaban, se mit en tête de casser la mécanique qu'il avait si laborieusement construite et de renvoyer Olivier Chevrillon, je fus entraîné dans la querelle et me rappellerai longtemps un coup de téléphone interminable, à 3 heures du matin, d'une Françoise Giroud aussi incertaine que caressante.
Tout cela, bien sûr, n'était que les remous du microcosme. Je m'en dépris facilement, comme des cocktails de Time et du Herald Tribune. Mais un vrai problème, un vrai dilemme, me força à prendre une vraie décision. Après le conflit qui aboutit à la scission de L'Express, les partants, rassemblés autour d'Olivier Chevrillon, fondèrent Le Point. Comme j'étais proche du groupe, Olivier me demanda d'en devenir l'éditorialiste. J'étais vraiment tenté mais j'eus peur. Après au moins deux semaines de réflexion je finis par refuser. J'étais, il est vrai, profondément déprimé car ma troisième fille était tombée malade à l'exemple de sa mère et son désarroi m'était particulièrement pénible à vivre.
Un autre aurait peut-être, à l'inverse, cherché dans ce nouvel emploi un dérivatif. En fait, cela aurait signifié un changement profond de mon style de vie et de mes rapports avec autrui. Il aurait fallu que je devienne un décideur, quelqu'un qui se met toujours en avant et qui impose son point de vue. Je ne m'en sentais pas capable. Je préférais me réfugier dans le monde plus ouvert, plus libre, du petit groupe où mon influence était plus concrète. Je choisissais de me réfugier dans la pratique quotidienne d'un métier que j'avais en partie créé. Je commençais déjà instinctivement à suspecter les donneurs de leçons, les belles âmes à la Jean Daniel. Un rôle qui n'était absolument pas taillé pour moi. J'aurais pu, j'aurais dû, il est vrai, inaugurer un autre style de journalisme, plus proche de l'analyse sociologique. Mais j'étais trop timide, trop peu sûr de moi. L'Amérique m'avait porté au-dessus de moi-même. La France, au contraire, me rognait les ailes.