Chapitre premier
LE PROLOGUE
En cyclisme, le prologue, en général contre la montre, est le lancement de la course. Ici, il sera le lancement de notre sujet.
L’odyssée cycliste – ce n’est pas rien –, qui fascine des générations depuis plus d’un siècle, est aujourd’hui en danger de mort… Ne mélangeons pas les genres et les mots. Cadrons bien notre cible. Ce n’est pas la pratique du cyclisme qui est en danger. En France et par le monde, elle a encore des millions de fidèles. En enfourchant le vélo pour le seul plaisir de pédaler, on entre en religion. Le cycliste est un pratiquant, il est parfois une sorte de moine de l’effort solitaire. Il se respecte. L’inconnu du vélo roule pour lui-même et pour son plaisir, même s’il s’impose d’en souffrir. La vedette qui en fait métier roule pour un profit, mais aussi pour le spectacle, donc pour un public.
Le vélo – l’engin mécanique – est encore plus étranger à notre drame, il est, au contraire, en bonne santé, plus indispensable, plus utilitaire que jamais. Il est un agent écologique apprécié qui nargue la pollution et facilite, en ville, le déplacement rapide. Il est redevenu le « bienfait social », salué à la fin du xixe siècle par la grande presse d’information1.
La victime, malheureuse héroïne du vélodrame actuel, est essentiellement la « compétition cycliste », la « course cycliste ». Spectacle légendaire ! Le Tour de France, Paris-Roubaix et tant d’autres classiques ont leurs petites histoires qui sont entrées dans notre grande histoire. Elles y ont été longtemps chaudement accueillies, comme éléments de notre civilisation et comme aliments de notre culture. Et aujourd’hui, on rejette avec dégoût ce que nos pères, nos grands-pères (et même nos mères et grands-mères) et enfin beaucoup d’entre nous ont adoré hier.
Pourquoi, comment en est-on arrivé à une telle déchirure ? Le récent livre de Philippe Bordas, Les Forcenés2, m’a beaucoup impressionné, sans pour autant m’influencer, car j’avais déjà mon interprétation de la piteuse situation du sport cycliste, avant de découvrir la sienne. Mais il démasque une hypocrisie collective. Et dans ce sens, il faut le suivre, même si notre analyse diffère de la sienne, sans pour autant la contredire. Ce qui séduit ou ce qui braque dans son constat, c’est la violence de son propos. Sans la moindre nuance et la moindre précaution, dans son style – lui aussi forcené –, Philippe Bordas hurle à la mort du sport cycliste. C’est un long cri, souvent poignant, de détresse et d’amour. Il nous propose son « Voyage au bout de la nuit… cycliste » avec l’amplitude et la profondeur des colères d’un Ferdinand Céline de la bicyclette. Il ne s’attarde pas à en fournir les preuves et en expliquer les raisons, il nous impose la sienne, inattendue, pour échapper au rationnel du quotidien. Pour lui, le sport cycliste est déjà mort. Son avis est un avis de décès : « Le cyclisme n’a duré qu’un siècle. Ce qui s’appelle encore cyclisme et se donne en spectacle n’est que farce, artefact à la mesure d’un monde faussé par la pollution, la génétique et le biopouvoir. »
Artefact est un terme choisi, un peu précieux pour ne pas dire pédant qui peut s’assimiler à « artificiel ». Nommé artefact ou artifice, le « spectacle du sport cycliste » actuel est ainsi parfaitement défini et habillé à sa taille. Le cyclisme actuel offert au public est un travesti. Bordas a sa thèse qui fait toute l’originalité et l’intensité de son verdict : le cyclisme est mort avec la poésie. Il décrète : « Le cyclisme n’est pas un sport. C’est un genre. Les genres disparaissent, comme des civilisations. La tragédie classique, l’épopée versifiée ont disparu. Le cyclisme est mort. En tant que genre, il est décédé. Le cyclisme dans sa perfection est abouti. Coppi achève le cyclisme comme Joyce et Faulkner3 achèvent le roman dans sa forme minérale complexe. Après quoi viennent les répétitions, les épigones, la dilution. »
Si la particularité des épigones est étymologiquement d’appartenir à la deuxième génération, sous la plume de notre confrère, c’est donc classer les coureurs actuels en catégorie « second plan ». Même si je lui laisse sa responsabilité de spécialiste, je ne le contredirai pas a priori sur ce point, car ce serait chercher querelle à la mémoire de Pierre Chany, dont il est resté le plus fidèle et le plus authentique disciple, alors que tant d’autres qui se réfèrent toujours à lui sont obligés, pour demeurer en selle, et souvent à leur insu – insisterait Richard Virenque –, de trahir le maître. Or, Pierre Chany pensait lui aussi que le sport cycliste était en vertigineuse décadence depuis plusieurs années. Il me l’a répété avec force, dans les toutes dernières heures de sa vie. Quand Chany est mort, en 1996, le cyclisme de légende est-il mort avec lui ? C’est une certitude pour Philippe Bordas, pour moi et quelques autres, c’est… une sérieuse crainte.