Genèse
d’une vocation
Il est des rencontres essentielles. Des rencontres fondatrices d’une vie. Celle que j’ai faite avec P., jeune psychiatre trop tôt disparue, a sans doute beaucoup joué dans ma vocation de psychiatre des hôpitaux, ainsi que dans ma conception du métier. Exceptionnellement douée, vive, insolente, anticonformiste, elle a été emportée par la tourmente de la maladie, ne laissant qu’un seul texte témoignage en forme de testament. Cette nouvelle retrace son premier stage d’interne, un stage qui, par son atmosphère, ressemble puissamment à ce que j’ai vécu quand pour la première fois j’ai embarqué pour un voyage sans retour au pays de la Folie.
Je la livre au lecteur sans plus de commentaire.
Albert ou le vent des fous
Ce n’est pas l’enfer, non. Ce n’est rien… juste une petite bulle de folie dans un univers clos. Un monde terne, immuable. L’hôpital psychiatrique de mes débuts (1973), banal et familier. Rassurant dans sa folie grise. Les malades sont, là, juste là. La plupart sont hospitalisés depuis des lustres, des décennies. Des siècles. Un voyageur qui aurait rendu visite aux Résédas tous les cinq ans n’aurait perçu que de subtils changements à chaque passage. Un infirmier est parti à la retraite, un jeune diplômé l’a remplacé. Un malade est mort, un autre, sorti depuis six mois, a rechuté encore une fois. Il est revenu… pour quelque temps… un jour ou cent, où est la différence ? Les comptes sont en équilibre. L’Institution aussi. Il n’y a guère que la Sécurité sociale pour se plaindre. Et encore. Un psychotique à l’asile coûte-t-il tellement plus cher que dans la nature ?
Et moi, petite interne des hôpitaux psychiatriques, je me sens un peu perdue dans ce monde masculin. Mise à part l’assistante sociale, vieille fille rabougrie, je suis probablement la première porteuse de jupons – façon de parler – à violer cet univers depuis 1838, année de sa création. Lorsque pour la première fois j’ai arpenté les allées du réfectoire, j’ai cru qu’ils ne s’en remettraient pas. Ils en oubliaient d’avaler. Ou bien avalaient de travers. Le silence n’était troublé que par les bruits d’étouffement suivis de régurgitations douloureuses.
En 1937, les asiles d’aliénés sont devenus hôpitaux psychiatriques, voire centres psychothérapiques, ce qui fait encore plus chic. Les pensionnaires ont des vêtements civils, des couteaux et des fourchettes en métal, des verres en verre, des assiettes en faïence, de vrais matelas. Envolées la paille et les paillasses ! Le luxe, quoi ! Les murs sont un peu lépreux, le mobilier branlant, mais on ne va quand même pas comparer une schizophrénie à une angine de poitrine, non ? Ne mélangeons pas les schizophrènes avec les cancéreux. La démocratie sanitaire a quand même des limites !
Et puis ce fut l’avènement des neuroleptiques, l’injection de tranquillité, du moins pour les soignants. Finis les hurlements de damnés lorsque souffle le vent du Sud, le vent des fous. Fermée la cour des agités, supprimés les quartiers de force. En ce temps-là, quand on était gardien d’asile, pour ne pas être assommé pendant son service, il fallait avoir des yeux derrière la tête et le dos au mur. Les seuls calmants étaient les gifles, les camisoles et les bricoles. Spécialement sympathiques les bricoles. Réservées aux fous-donneurs-de-coups-de-pieds. Une lanière de cuir reliait les deux bracelets qui entouraient les deux chevilles. En réglant la longueur de la lanière, on pouvait déterminer avec précision l’écartement autorisé des jambes, et par conséquent la longueur des pas. Le résultat était assez étrange. Un peu comme des Japonaises, mais sans le kimono.
Un infirmier me racontait qu’à l’aube de sa carrière, on l’avait nommé chez les agités. En arrivant, il avait découvert un malade bricolé depuis dix-huit ans. Du moins, c’est ce qui se disait, mais à ce stade, un an de plus ou de moins… Plus personne ne savait pourquoi il avait été entravé mais personne n’osait le détacher. « Si on l’avait fait, c’est qu’il y avait une raison… forcément ! » Contre vents et marées, contre le chef, il l’avait détaché. Non sans une certaine appréhension… Pendant les vingt années qui lui restèrent à vivre, le malheureux continua à faire des enjambées mesurant très exactement les vingt-cinq centimètres qui lui avaient été alloués. C’est son esprit qui était bricolé ; on n’avait pas réussi à le détacher. On a quand même gardé le matériel au fond d’un placard, « au cas où ». Et puis, c’est un peu historique, n’est-ce pas ? Ne pas perdre la mémoire de ces choses qui font partie du patrimoine historique du monde occidental. Qui sait si un jour, un directeur un peu tordu n’aura pas l’idée d’en faire une collection de musée ?
En ce temps-là, les gardiens dormaient dans le même dortoir que les insensés. Les sexes étaient séparés, les hommes au nord, les femmes au sud, les dangereux au centre, eux-mêmes divisé en deux quartiers d’agités. Il y avait aussi les « bons malades », les travailleurs, les vieillards, les gâteux, et puis il y avait le secteur privé pour les fous riches. Les aliénistes promus psychiatres ont toujours adoré cataloguer, trier, répertorier leurs pensionnaires. Ah, les belles classifications d’antan ! Une belle galerie de papillons. Et puis, classer, ça occupe quand on n’a rien d’autre à faire.
Le fou contemporain n’est plus ce monstre terrifiant que fait écumer le délire. Les hallucinations, la rage, l’épouvante ou les cris sont devenues choses rares et passagères. La folie, c’est la grisaille, l’éternité, la permanence. La folie se répète, bégaie, radote, rabâche. Elle est terne. Les fous, comme l’asile, sont immortels car ils sont tous des dieux dans leur tête.
Aux Résédas, dès l’entrée, le visiteur est frappé par l’odeur, mélange de caserne et d’hôpital. Cela sent l’urine fauve et la sueur mais aussi le désinfectant et l’éther. Chaque chef a laissé sa marque sur les murs. Ici un chromo de montagne, ultime souvenir d’un infirmier grimpeur. Quelques sous-verre plus ou moins fêlés renferment des fleurs séchées, vestiges d’une ergothérapie champêtre, glanés lors d’un camp d’été. Et puis, il y a les œuvres des malades. Le plus souvent des bouquets de tulipes et de marguerites ou bien des sapins, parfois des paysages ou des maisons, toujours émouvants de platitude. Les Van Gogh se font rares. Un encadrement mal équilibré n’arrive jamais à rester d’aplomb. Toujours un peu penché vers la gauche. Un malade, toujours le même, est-ce l’auteur, à chacun de ses passages, le redresse et soigneusement, minutieusement, rectifie son horizontalité en s’aidant d’un repère discret tracé sur le mur au crayon à papier. Mais il faut croire que le tableau est hanté car moins d’un quart d’heure plus tard, par la magie d’un lutin asymétrique, le cadre penche à nouveau. Sur la gauche.
Les murs sont ornés de ces badigeons, pastel hospitalier typique de nos beaux établissements modernes. Des fragments de plâtre sont partis à l’endroit où l’on a posé une prise électrique, changé un radiateur. Les parois sont claires jusqu’à deux mètres vingt de haut, taille moyenne des infirmiers quand ils frottent à bout de bras. Elles sont sombres au-dessus car le règlement ne permet de nettoyer qu’à hauteur d’homme. Monter sur une chaise ou un escabeau risquerait de provoquer des accidents du travail. Bien sûr, c’est laid, mais pas tout à fait sordide. De toute façon, il faut bien faire avec, car les prochains travaux, que l’Administration programme avec justice et régularité, ne sont prévus que pour dans sept ans… sauf choc pétrolier ou approfondissement du trou-de-la-Sécu.
Aux Résédas, l’équipe, comme il se doit, n’est composée que d’hommes. Le mélange des genres n’existe pas chez les soignants, pas plus que chez les soignés. C’est là que, jeune interne, fraîchement, et je dois le dire, brillamment reçue au concours, j’ai choisi de passer ma toute première année de psychiatrie. Je suis la première brèche de mixité dans cet univers hors du temps et de l’espace. Et, croyez-moi, cela fait un drôle d’effet d’être une brèche.
Aux Résédas, quand le vent moite affaiblit les ardeurs soignantes, les vieux infirmiers se plaisent à voir frissonner les jeunes diplômés à la peau tendre, évoquant le temps des agités, quand des pavillons entiers étaient réservés aux fous furieux, pervers, assassins et exhibitionnistes en tout genre. Le temps où du matin au soir, les gardiens surveillaient la ronde des fous autour du poêle.
Le temps joli des bons malades, ceux qui se soignaient en travaillant à la ferme, les préposés au ménage du médecin ou du directeur, un pour l’argenterie, un pour le jardin, un pour les enfants. Un paraphrène a passé plus de trente ans de sa vie à ouvrir la porte du service. Chaque pavillon avait alors son porte-clefs qui attendait, assis sur la première marche de l’escalier. Et vingt, trente fois par jour, il se levait, ouvrait l’huis cérémonieusement, avec une déférence proportionnée à la qualité du passant. Les malades travailleurs étaient rémunérés, grâce au pécule que le législateur, dans sa grande sagesse, avait limité à la valeur de deux timbres-poste par jour. La loi c’est la loi et ça ne se discute pas. En plus, ils avaient droit à une distribution mensuelle de tabac gris ou de gauloises caporal. Les mêmes qu’à l’armée. Le kile de rouge était réservé aux fous anciens combattants de la grande guerre.
Quand un bon repas réunissait ces messieurs de la tutelle, le directeur, les médecins, parfois même le préfet, le maire ou le procureur, il arrivait que l’on amenât un aliéné, de préférence en phase maniaque. On lui demandait alors de raconter quelques histoires un peu lestes, d’entonner des chansons à boire pour égayer un moment la pesanteur des notables digestions. On le voit, les bons malades n’étaient pas malheureux, la preuve, c’est que quand on a ouvert les portes de l’asile, presque aucun n’a voulu sortir… Enfin, jusqu’au jour où les députés ont voté la création des pensions d’invalidité.
Dehors, il fait si peur et il fait si faim quand le vent des fous souffle et hurle…
Le vent du Sud soufflait fort le jour où Albert a basculé. Une vraie tempête. Albert, c’était la stabilité du service. Interné depuis plus de vingt ans, cet ancien légionnaire était un colosse malgré une cinquantaine bien sonnée. Albert était un juste descendu aux Enfers. Toujours disponible et aux petits soins avec les papis du service, il faisait les courses en ville, portait le courrier, les examens. Et même, privilège insigne, il lui arrivait de passer à la pharmacie pour rapporter certains médicaments. Il n’y avait que les dossiers des malades qu’il n’avait pas le droit de transporter. Secret médical, comprenez-vous !
Rentré dans le service à la suite d’une sombre histoire de bagarre, ou bien d’alcool, personne ne savait plus, Albert était devenu une sorte de philosophe dans son genre. D’humeur égale, souriant, rassurant, bienveillant, lui aussi aimait à raconter le temps de l’asile. Les premières pages de son dossier étaient devenues illisibles car l’encre violette du rapport de police, laborieusement calligraphié à la plume sergent-major, avait pâli. Cela faisait plus de quinze ans qu’il était calme. Seuls quelques vieux infirmiers gardaient le souvenir de crises d’agitation épouvantables.
Il y a longtemps.
Personne ne savait plus.
On avait du mal à les croire.
Quand un malade s’agitait, Albert se levait, et poliment, tendrement presque, il allait demander au trublion ce qui n’allait pas et s’il pouvait faire quelque chose pour l’aider. Généralement, la vue de ces quelque cent kilos de muscle suffisait à faire tomber toute agressivité. Un interne avait calculé que le lundi, jour où Albert sortait en permission, la consommation en calmants était multipliée par deux virgule trois ! « Intéressant mais pas publiable », avait dit le patron avant de se replonger dans son journal, rubrique nécrologique, le meilleur moyen d’avoir des nouvelles des rares malades sortis.
Albert, c’était monsieur Calme.
Un jour banal et gris, un jour comme les autres, Albert m’a demandé un entretien. La routine.
« Docteur, depuis trois ans je n’ai plus qu’une goutte par jour de mon Largaldol. Si, si, je vous assure, une seule et unique goutte. Et quand je suis en permission, il m’arrive de l’oublier. Tenez, au cours du dernier camp d’été, pendant quinze jours, je n’ai rien pris. Et je n’allais pas plus mal, vous savez ! Au contraire, j’étais en pleine forme. Pensez-vous que ce traitement soit indispensable ? Je vais bien depuis si longtemps… »
Albert n’était ni impérieux, ni revendicatif. Il était là, assis devant moi, calme, solide, souriant et logique, comme à l’accoutumée. Je ne voyais aucune raison scientifique de refuser. Une goutte par jour. On était loin des doses officiellement considérées comme efficaces. Cette goutte était une sorte de placebo, destinée à se donner bonne conscience, avoir l’impression d’être des soignants, faire quelque chose pour Albert. Une manière de justifier son maintien à l’hôpital.
Je ne voyais vraiment aucune raison de m’opposer à une demande si anodine. Je n’eus aucun état d’âme particulier en écrivant sur le cahier de prescription : « Largaldol : arrêt définitif. » J’étais plutôt satisfaite. C’était la preuve que la folie pouvait guérir avec le temps. Finalement, avec un peu de persuasion, de la gentillesse et beaucoup de constance, on pouvait arriver à éradiquer tous les symptômes du délire. Il ne resterait plus qu’à convaincre Albert d’accepter sa sortie et d’affronter le dehors. Retourner dans le vrai monde.
Mais on avait le temps… tout le temps…
Pendant un peu plus de six mois, rien ne changea. Le pavillon ronronnait. Un camp d’été fut organisé en Oisans. Albert y participa activement, assumant la plupart des corvées. Un incident rompit la bucolique monotonie du séjour sous la tente. Albert flanqua une magistrale paire de gifles à Jean-Jean, un petit débile qui passait son temps à taquiner tout le monde, multipliant les farces de façon crispante. Les infirmiers désapprouvèrent officiellement ce geste, le dirent (mollement) à Albert et la vie reprit… sans les farces, ce dont personne ne se plaignit. Au retour dans le service, je trouvai Albert un peu amaigri. La vie au grand air sans doute. Il avait aussi parfois, dans les yeux, un éclat que je ne connaissais pas. Une lueur fugitive et… Je me faisais sans doute des idées.