du même auteur

Sécurité d’abord : la politique française en matière de désarmement (1930-1934), Pedone, 1981.

Alger, le putsch : 1961, Complexe, 1983.

Diplomatie et outil militaire : politique étrangère de la France (1871-1991), Le Seuil, 1992 (en collaboration avec Jean Doise).

La Guerre du xxe siècle, Hachette, 1993 (en collaboration avec Jean-Louis Dufour).

La Paix au xxe siècle, Belin, 2004.

La Grandeur : la politique étrangère du général de Gaulle (1958-1969), Fayard, 1998.

Histoire de la diplomatie française, Perrin, 2005 (en collaboration).

Les Relations internationales depuis 1945, Armand Colin, 1990 : 1re édition ; 2008 : 11e édition.

Introduction

« Il va y avoir du tangage ! » C’est ainsi que Georges Pompidou, alors Premier ministre, apprend à Michel Jobert, son directeur de cabinet, la décision annoncée par le général de Gaulle dans une lettre manuscrite adressée au président Johnson le 7 mars 1966 : « La France se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté [...], de cesser sa participation aux commandements intégrés et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’OTAN. »

Même s’il s’agit de l’aboutissement de toute une série d’initiatives, le moment choisi et l’ampleur des décisions annoncées constituent une vraie surprise : la France, qui en avait été l’un des membres fondateurs, sinon un des promoteurs, sort de l’OTAN ! En réalité, cette décision était en germe à partir du moment où de Gaulle revient au pouvoir en 1958. Cette année-là, la France est à un carrefour. La guerre d’Algérie qui provoque le changement de régime pèse sur les finances françaises, au moment où Paris doit appliquer les traités de Rome et ouvrir ses frontières à la concurrence internationale. Elle implique aussi une clarification des relations extérieures de la France, puissance européenne à la tête d’un empire colonial qui s’en va comme peau de chagrin. Après l’indépendance de la Tunisie et du Maroc en 1956 et au lendemain du vote de la loi-cadre de 1957, accordant l’autonomie aux territoires d’Afrique noire et de Madagascar, la France donne l’image d’un pays qui se raccroche à sa domination outre-mer comme à une bouée de sauvetage ; elle récuse toute ingérence dans le règlement de la question algérienne, tout en réclamant la solidarité de ses alliés atlantiques. Précisément, cette année 1958 marque l’apogée de la présence militaire américaine en France : le Conseil de l’OTAN siège à Paris et le nouveau bâtiment sera inauguré en 1959 ; les quartiers généraux sont installés dans la région parisienne ; deux oléoducs OTAN traversent le territoire français ; plusieurs bases aériennes américaines (et canadiennes) existent, surtout dans le nord-est de la France ; près de 100 000 Américains travaillent sur ces bases. Et quand le général de Gaulle fait prévoir sa prochaine décision au cours de la conférence de presse du 21 février 1966, il prend soin de préciser : « Il s’agit là, non point du tout d’une rupture, mais d’une nécessaire adaptation. » Admirons la litote. « Il faut se représenter le bouleversement causé en France, en Europe et aux États-Unis par l’expulsion du territoire français des unités américaines [...]. Que la France se sépare ainsi des Américains, qui lui avaient rendu la liberté et qui, depuis vingt ans, la protégeaient contre la menace soviétique, c’était inimaginable. »

Le 17 juin 2008, au palais des Congrès de la porte de Versailles à Paris, le président Nicolas Sarkozy présente devant 3 000 personnes le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationales et en adopte les conclusions : « Rien ne s’oppose à ce que nous participions aux structures militaires de l’OTAN. » Il prend soin de préciser qu’il ne faut pas y voir une rupture avec le dogme gaulliste : « Les principes posés en son temps par le général de Gaulle [c’est-à-dire « la liberté d’appréciation d’emploi des troupes, pas de contingent militaire français sous commandement OTAN en temps de paix, dissuasion nucléaire nationale »], je les fais miens intégralement. »

Ce déni de rupture est plus qu’intéressant : il est signifiant. Quoi qu’il en soit, la décision de 1966 a été reconnue « comme fondatrice de la politique internationale du général de Gaulle ». Et toute remise en cause considérée comme une trahison ! « Les successeurs du général de Gaulle ont été soupçonnés de brader l’héritage. À tort, car ils l’ont tous conservé. » « L’idée de l’infaillibilité du général de Gaulle en politique étrangère [...] fait tache d’huile au Quai d’Orsay », estime Samy Cohen qui parle aussi d’un « système à la dévotion du Général dont la pensée est sacralisée ». Et il poursuit : « Des années durant après la mort du général de Gaulle, apparaîtront encore comme une hérésie tout rapprochement avec les États-Unis, toute tentative de réchauffement avec Israël, toute coopération trop poussée en Europe. »

Ainsi s’expliquerait l’immobilisme de la politique étrangère de la France. En réalité, c’est plutôt l’image ou la représentation qu’on s’en fait qui a bloqué toute évolution. C’est là où l’interférence entre l’intérieur et l’extérieur joue à plein, avec les surenchères incessantes des communistes ou des gaullistes pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi le 18 décembre 1974, Georges Marchais écrit dans L’Humanité pour le stigmatiser : « Le retour à l’atlantisme est désormais accompli. » Et le 15 juin 1977, Jacques Chirac, qui n’est plus Premier ministre, évoque dans le même esprit « l’Europe germano-américaine ». La référence à de Gaulle est paralysante pour ses successeurs. Ainsi, lors d’une de ses rencontres avec Brejnev, Valéry Giscard d’Estaing, confronté à un report de conversation avec lui, se mesure aussitôt à de Gaulle : « Brejnev fait attendre Giscard. Jamais il ne se serait permis de le faire avec de Gaulle ! » Et lors d’une visite à Moscou, le dirigeant soviétique très fatigué décommande la rencontre prévue : « J’anticipe la réaction de mes collaborateurs pensant eux-mêmes aux médias : “Jamais vous n’auriez dû accepter. Il n’aurait pas osé faire cela à de Gaulle !” »

Ce legs gaullien est resté immuable dans les principaux domaines de la politique étrangère : le choix européen avec les contraintes du Marché commun, l’ouverture à l’agriculture et l’axe franco-allemand, le choix réaffirmé du camp occidental et de l’Alliance atlantique, équilibré par le maintien de relations privilégiées avec l’Union soviétique, l’attention accordée au tiers-monde, et tout particulièrement à l’Afrique francophone, l’intérêt porté à la Méditerranée, au Levant et généralement au monde arabe, l’importance pour la France à occuper un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et de promouvoir son modèle de diplomatie culturelle. Malgré cinquante ans de transformations incessantes des relations internationales, cet héritage est devenu un bloc, contrairement à ce qui est le propre du gaullisme, c’est-à-dire le pragmatisme et l’adaptation aux circonstances. Valéry Giscard d’Estaing a la réflexion suivante : « La référence constante à la pensée du général de Gaulle me paraissait abusive. Tous ceux qui avaient eu l’occasion fréquente de s’entretenir avec lui [...] savaient combien sa pensée était moderne et évolutive. » Même l’alternance entre la droite et la gauche, avec l’élection de François Mitterrand en 1981, n’a pas modifié durablement ces savants équilibres : certes, il y a bien eu des tentatives de modification à la marge, mais cela n’a guère duré. Dans les années 1980, un diplomate comme Bernard Destremau, plutôt critique à l’égard du nouveau pouvoir, constate qu’en fait rien ne change : « Mitterrand suit, le Quai suit » ; « on ne sort pas des schémas du passé. »

Même la disparition de l’Union soviétique, qui a provoqué une véritable rupture d’équilibre dans le système international, n’a pas fait bouger les lignes. Et cependant, il y aurait eu de quoi remodeler en profondeur la politique étrangère de la France. Pendant la guerre froide, elle bénéficiait d’un statut privilégié et d’une position originale. Membre du bloc occidental, elle affirmait son indépendance en manifestant sa différence à l’égard des États-Unis, en « flirtant » avec l’Union soviétique et en se revendiquant volontiers au milieu du monde. La fin de la guerre froide met un terme à cette situation avantageuse et oblige la France à un aggiornamento. La société internationale a changé. Ses lignes de force demeurent incertaines, mais on peut constater ce qui a disparu : le système bipolaire dit de Yalta, l’opposition des blocs, la compétition entre deux systèmes idéologiques, il n’y a plus qu’une seule grande puissance ; et la France fait partie d’un ensemble européen de plus en plus cohérent. En lieu et place, un vrai désordre mondial dominé par une hyperpuissance, qui ne maîtrise pas un système multipolaire ; le renouveau du rôle de l’ONU et en particulier du Conseil de sécurité, la prise de conscience d’enjeux transnationaux comme la protection de l’environnement, la création de juridictions internationales et l’intervention des ONG, tout cela produisant une véritable société civile mondiale.

Autant dire que le monde des années 1990 et au-delà diffère fondamentalement de celui des années 1950 aux années 1980, et que l’aggiornamento est une nécessité. « Ce qu’il convient de retenir, c’est que le discours gaullien ne cadre plus avec les nouvelles réalités internationales [...]. Que signifie aujourd’hui l’indépendance politique ? Quel est le contenu de la souveraineté nationale à l’heure de l’euro ? »

De fait, la continuité prévaut jusqu’en 2007, jusqu’au moment où la présidence de Nicolas Sarkozy revendique une vraie rupture. Vrai ou faux ? Pour répondre à cette question, l’ambition de cet ouvrage est de présenter une vue d’ensemble de cinquante années de politique étrangère de la France, sans entrer dans les détails, et de le faire à travers l’étude des grandes régions géographiques avec lesquelles la France entretient des relations : l’Europe, les États-Unis, l’Union soviétique, la Russie et les pays d’Europe de l’Est, l’Afrique, le monde arabe, « les continents lointains » : Québec, Amérique latine, Asie ; en outre, les deux domaines thématiques qu’il nous a paru important de singulariser : la diplomatie multilatérale et la diplomatie culturelle. Il va de soi que cette approche a des inconvénients : les spécialistes de chacune des aires géographiques trouveront que l’analyse de leur secteur est trop rapide ; en raison des interactions entre les différents domaines, les répétitions sont inévitables : par exemple, les événements dans l’ex-Yougoslavie sont justiciables d’un traitement dans les chapitres Europe, États-Unis, Union soviétique, multilatéral, etc. Et dans la vie, tout arrive en même temps, tout s’entrecroise, tout se télescope : de ce point de vue-là, les témoignages sur les années 1989-1992 sont édifiants. Les responsables politiques sont confrontés à des événements importants en Europe centrale et orientale, dans les Balkans, au Proche-Orient. La hiérarchisation est toujours difficile ; et les arrière-pensées ou les freins sont omniprésents.

Pour un chercheur en histoire contemporaine, travailler sur ces questions pose un défi, tant la documentation de toute nature est abondante, allant des mémoires ou études et monographies aux articles mis en ligne dans plusieurs langues bien sûr. C’est une gageure pour un chercheur individuel de maîtriser toute cette documentation ; en revanche, on peut tenter une synthèse : c’est ce que j’ai essayé de faire. Cette étude n’aurait pas été possible sans les facilités offertes par la bibliothèque du ministère des Affaires étrangères – et son personnel toujours aussi disponible et cordial –, et par le service de documentation du même ministère dont les alertes sur « la diplomatie vue par » constituent une source exceptionnelle d’information, enfin par la division géographique de la direction des Archives diplomatiques.

Pour ce travail, j’ai assurément bénéficié de ma fréquentation assidue des archives du ministère des Affaires étrangères, dont je suis depuis 1993 le responsable de la publication des Documents diplomatiques français pour les années 1960. Une autre source précieuse m’a été fournie par les transcriptions des archives orales du Quai d’Orsay, que j’ai collectées de 1981 à 1992 avec Cécile Pozzo di Borgo et Catherine Oudin. Les témoignages de ces ministres et diplomates apportent une touche humaine et personnelle irremplaçable, surtout lorsqu’il s’agit des grandes affaires du monde. Si, pour la période 1958-1969, j’ai utilisé mon étude sur la politique étrangère du général de Gaulle, je voudrais aussi insister sur l’utilité pour les périodes plus récentes des actes des colloques, en particulier ceux organisés par Samy Cohen sur les septennats de Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand, et sur l’intérêt de disposer d’études faisant le point comme celles qui paraissent dans l’Annuaire français de relations internationales, Relations internationales et stratégiques, Ramsès et Politique étrangère, sans oublier Questions internationales, Relations internationales, Politique internationale, Politique internationale, enfin la Revue d’histoire diplomatique et Le Monde.

Ce travail ne serait pas ce qu’il est sans la lecture par des amis sûrs de tel ou tel chapitre. Ainsi, le chapitre sur la diplomatie a été lu dans une première version par Monique Constant et revu et annoté par l’ambassadeur Alain Dejammet, le chapitre sur l’Europe par Chantal Morelle, celui sur la politique arabe par Jean-Louis Dufour, le chapitre sur les États-Unis et l’Alliance atlantique par Pierre Melandri, celui sur l’Afrique par Guy Terracol, enfin celui sur le Québec par l’ambassadeur Philippe Husson. Christian Wenkel a déniché des mémoires de responsables étrangers. Mon fils Justin a relu l’ensemble des chapitres et a exercé son esprit critique sur ce travail. L’équipe de la Commission de publication des documents diplomatiques français (Colette Barbier, Victor Cassé, Françoise Pequin, Antoine Daveau) a toujours répondu avec gentillesse et compétence à mes sollicitations ponctuelles ; Nathalie Buffet, qui a saisi les versions successives de ce texte, l’a fait avec un soin méticuleux et vigilant ; aux éditions Fayard, Jeanne-Marie Émond s’est investie dans la relecture des épreuves avec une disponibilité totale et un soin infini ; Laurent Theis a joué son rôle d’éditeur exigeant et patient. À tous, je dois une grande reconnaissance. Pour autant, je suis seul responsable de cet ouvrage : nul n’est plus que moi conscient des limites de cette synthèse, que seule justifie la nécessité de mettre un terme à une élaboration déjà très longue. J’ai bien conscience d’avoir privilégié à la fois le point de vue de la France et l’endroit (c’est-à-dire les relations « diplomatiques ») plutôt que l’envers, les forces profondes, sans les négliger pour autant.

Une fois de plus, ce livre m’aura contraint à de longs mois de solitude studieuse. À mon épouse, France, et à toute ma famille qui ont dû la supporter, que puis-je faire d’autre que de leur offrir ce livre en témoignage d’affection ?