INTRODUCTION
Cercle de Tessaoua
Le commandant
Le 25 mars 1923
À Monsieur le Gouverneur
général de l'Afrique occidentale française
Monsieur le Gouverneur général,
Mon adjoint vous remettra sous pli scellé ce rapport, dont il ignore le contenu, à son prochain passage à Dakar, où il doit s'embarquer pour effectuer son congé réglementaire en France.
À la lecture de ce texte, vous comprendrez aisément les raisons qui m'amènent à ne pas emprunter la voie hiérarchique pour vous le transmettre. La gravité des faits rapportés est telle que les plus grandes précautions s'imposent afin d'éviter que des indiscrétions ne donnent naissance à un scandale de nature à porter un grave préjudice au prestige de notre autorité dans une région où celle-ci est à peine consolidée.
En consultant les archives, au demeurant mal conservées, du cercle, et en m'entretenant avec plusieurs anciens tirailleurs installés ici, j'ai eu à connaître du tragique épisode de la colonne Afrique centrale commandée par les capitaines Chanoine et Voulet, qui se termina par l'assassinat du lieutenant-colonel Klobb et la mort des deux officiers précités, coupables d'atrocités dont le souvenir demeure encore vivace chez les populations dont j'ai la charge.
Désireux de mettre un terme à certaines rumeurs déplorables relatives à la survie desdits officiers, j'ai cru de mon devoir de faire procéder à l'ouverture de leurs tombes et à l'exhumation de leurs restes. Vous comprendrez aisément la désagréable surprise que j'ai ressentie en constatant que les cercueils étaient vides.
Je ne doute pas un seul instant de la discrétion dont feront preuve mes subordonnés m'ayant assisté dans cette tâche, d'autant que j'ai jugé opportun de leur octroyer des gratifications exceptionnelles. Tout me laisse supposer que nos deux compatriotes ont bénéficié de protections occultes de la part des autorités de l'époque, et que l'on ne peut exclure qu'ils soient encore en vie.
Soucieux d'éviter tout impair préjudiciable à nos intérêts, je souhaiterais pouvoir m'entretenir de cette affaire en tête à tête avec vous. Afin de ne pas éveiller les soupçons de certaines personnes qui ont une part de responsabilité dans ce que je me crois autorisé à qualifier de machination déshonorante, il me paraît plus prudent que vous me convoquiez à Dakar pour raisons de service. Mes collègues ne manqueront pas d'interpréter cette convocation comme l'annonce d'une sanction punissant certaines de mes initiatives, et les commentaires peu flatteurs dont je ferai l'objet auront l'avantage de détourner leur attention des motifs exacts de notre entrevue.
Dans l'attente de votre réponse, je vous prie d'agréer, Monsieur le Gouverneur général, l'assurance de mon profond respect.
Robert Delavignette
J'imagine la figure de ce pauvre gouverneur lorsqu'il a reçu ce poulet de la part du nouveau commandant de cercle de Tessaoua, entré en fonctions à peine quelques semaines auparavant. Il a dû avaler une triple rasade de Pernod pour reprendre ses esprits et se rendre compte de la catastrophe inattendue qui lui tombait dessus à quelques mois de son départ à la retraite : un secret vieux d'un quart de siècle éventé par un jeune administrateur jouant à l'éléphant voyageant avec son propre magasin de porcelaine. Une chose est sûre : ce petit Delavignette aura une promotion inattendue, et il me devra une fière chandelle. Je doute fort qu'il croupisse long temps au Niger. Il va décrocher le gros lot, un poste à Dakar, à Brazzaville, ou peut-être à Paris, où on lui offrira de diriger le cabinet du ministre des Colonies. Il l'aura bien mérité, et je m'en réjouis pour lui. Même s'il a causé indirectement ma perte, il m'est diablement sympathique, et je le soupçonne d'être, à sa manière, un aventurier de mon acabit. En tout cas, je ne suis pas mécontent du mauvais tour que l'un de mes émules involontaires vient de jouer à ses supérieurs, que j'exècre pour tout le mal qu'ils m'ont fait.
D'après Ahmadou, mon serviteur bambara, ce Blanc est fou, totalement fou, comme on a longtemps prétendu que je l'étais moi-même. Il croit dur comme fer à sa mission, et il s'imagine qu'il est là pour amener les Boursiouls, les nègres, vers le progrès. Les autres administrateurs sont plus raisonnables. Tous ces idiots, fraîchement émoulus de l'École coloniale, amènent en Afrique leurs femmes, avec leurs gramophones, leurs livres et leurs meubles, afin de ne pas se sentir trop dépaysés loin de leur chère mère patrie. Bientôt, on les voit se plaindre de devoir attendre des mois avant de recevoir les journaux de Paris, où leurs dames font copier par des couturières improvisées les dernières robes à la mode pour parader au Café de France ou à l'Hôtel des Colonies. À Paris, Jean Galtier-Boissière, le directeur du Crapouillot, qui a ouvert une librairie spécialisée pour les coloniaux, est assailli de leurs récriminations peu amènes : je n'ai pas reçu mon Illustration, ma Revue des Deux-Mondes, ma NRF!