CHAPITRE PREMIER
Au commencement
Au commencement, le temps, alors indissociable de l'espace (nous en avons fait, depuis 1905, l'espace-temps), donc la durée, la durée dont saint Augustin a tout dit : en gros, une pulsion cardiaque. Cet instant que je vis3, au moment même où j'en prends conscience, n'est plus que cendre du passé. À quoi sert la durée si ce n'est à prendre conscience de cet instant qui vient de me faire avancer inexorablement de la béance de l'avant vers la béance de l'après? Même s'ils n'ont pas, d'entrée de jeu, de mots pour le dire (il faut le grec, le sanskrit et le latin), il y a bien quarante ou cinquante mille ans que Ish et Isha, inextricablement mêlés dans l'homme au point de ne faire qu'une seule chair (issue de l'ovule trapu et du mince spermatozoïde) en ont vaguement conscience. Le quantum temps du physicien est plus avant, plus lourd, 10—43/10—44 seconde, à 13 à 20 milliards d'années de cet instant où nous sommes, commencement où quelque chose existe, sans exclure l'hypothèse d'un tout autre absolu avant tout, hors de tout.

Les bien chétives sciences humaines (où se situe la démographie, plus solide, peu malléable, donc détestée) se contentent de peu : 3 millions d'années nous suffisent pour caser nos 80 à 90 milliards de destins bien incertains en leurs débuts. Stephen Hawkins distingue « trois flèches », trois axes du temps (psychologique, thermodynamique, cosmique du modèle standard). Nous nous contenterons de l'axe psychologique qui nous renvoie à quarante mille ans, quand la tombe atteste la claire conscience de la durée. Pierre Teilhard de Chardin pensait que cette conscience était peut-être attestée il y a deux cent mille ans avec les deux cousins (sapiens sapiens et sapiens neandertalensis).
Mais des rapports de l'homme et de la femme, nous ne savons pas grand-chose. Je reprendrai ce que j'avais esquissé dans un texte rédigé en 1978. « Toute nouvelle avancée de l'ancêtre de l'homme a fragilisé la femelle, l'a féminisée et a infantilisé le petit4. » Un petit singe de quelques mois, les éthologistes l'ont prouvé, est très supérieur, en autonomie et en habileté, à un petit homme. L'homme a une fécondité très modeste, qui correspond à sa position au sommet de l'échelle du vivant. Les grands gaspillages, qui sont une suite d'assurances, se situent au pied de l'échelle montant vers la néguentropie de la vie. La fragilité, liée en partie à la taille du cerveau, le meilleur à ce jour de tous les ordinateurs portatifs, entraîne « les difficultés de la gestation et d'une interminable enfance ».
Peut-être faudrait-il apprendre à lire la Genèse. Les Juifs disent : « Bereshith », le premier mot du livre, on traduit : « au commencement ». L'agencement actuel de la Tora (le Pentateuque en grec) a deux mille cinq cents ans, recopié sagement du Moyen Âge jusqu'à nous par les massorètes, mais les traditions qui le constituent sont bien antérieures ordonnées dans l'ordre que nous lui connaissons. La préanthropologie biologique du véritable ancêtre de l'homme (sapiens sapiens) hésite encore : l'ultime mutation nous donne le gros cerveau; celui des néandertaliens est plus gros, aplati en avant; le nôtre, aux circonvolutions frontales développées pour le langage, rend particulièrement douloureux le passage pelvien. La saine vision de l'homme se situe après l'acquisition du langage (le front haut). Dieu fait défiler la race animale pour qu'il la nomme (Gen. 2,20 : « Et l'homme donna des noms »). Puis vient la côte d'Adam qui précise bien les deux versants de la génération, celle de l'homme (vir) moins évidente que celle de la femme (mulier). Après quoi le sceau est posé sur l'indissociable : « Voici cette fois, dit Adam, celle qui est os de mes os et chair de ma chair. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair » (Gen. 2,24).
La notion de la création — aux Grecs, avec Parménide, on doit l'être — ne se trouve au complet que dans la tradition hébraïque. Elle implique au départ même la liberté, comme le principe d'indétermination esquissé dans Gen. 1,3 : «Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne. » Le but, certes, est fixé, il est ce qu'exige la tension d'amour en Dieu (dont l'amour réciproque d'Ish et d'Isha est l'image), mais ne commande pas le parcours de chacune des particules du fin fond de la totalité cosmique comme le plus gigantesque des coups de dés qui n'abolit pas totalement le hasard.