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Clare Payne n’avait pas pour habitude de fréquenter ce genre d’endroit, mais avec sa cigarette à la main et son verre d’alcool devant elle, elle cadrait parfaitement au décor. Assise en retrait à une table du fumoir de l’hôtel-restaurant, elle observait la clientèle entre deux pensées. Essentiellement des hommes, cravatés et costumés, un cigare havanais entre leurs doigts boudinés. Ils parlaient fort, riaient bruyamment, dans cet endroit à la décoration rétro jusqu’au cliché, interrompant de temps à autre le film de son passé, qu’elle ne cessait de se remémorer. Un film dans lequel, bien sûr, il y avait un homme… Pourquoi, sinon, serait-elle dans cette atmosphère enfumée, que l’épaisse moquette en velours bordeaux et les murs recouverts aux trois quarts d’un placage de bois foncé travaillé rendaient plus étouffante encore ?

Dans cette ambiance d’époque, Clare tuait le temps, ce temps qu’elle n’avait pas vu passer, ce temps qui lui avait tout pris. Elle recrachait la fumée que sa bouche, recouverte de rouge passion, aspirait pour mieux expulser, tel un soupir qui en disait long sur sa vie. Avait-elle tout imaginé ? Avait-elle été à ce point amoureuse qu’elle en était devenue aveugle ? D’une main qui trahissait son âge, elle saisit son verre et but une rasade du breuvage couleur orge qu’elle venait de commander. Comme elle le reposait sur la table, son index – à l’ongle enduit d’un rouge rappelant la nuance de ses lèvres sensuelles – tapota sur le corps de la cigarette qu’elle tenait, pour en faire tomber la cendre. Le contenu du cendrier résumait assez bien sa vie : il ne lui restait plus rien, rien d’indolore du moins.

Ses fines narines expirèrent la fumée, enveloppant d’une brume de nicotine l’espace où elle patientait depuis un moment.

Derrière l’écran de fumée, un jeune homme vint enfin prendre place dans le fauteuil de cuir en face d’elle. Il souffla sur le nuage grisâtre, dissipant le voile qui les séparait.

– La fumée vous dérange ? demanda-t-elle en la recrachant la bouche en coin, histoire de ne pas l’incommoder.

– Pas plus que ça, répondit-il, alors qu’elle tirait de nouveau sur sa cigarette, le dévisageant.

Elle contint sa bouffée tout en l’examinant, détestant déjà l’ensemble de sa personne, sa jeunesse, ses traits parfaits. Il devait être à peine plus âgé que sa fille, partageait sa beauté, cette peau bronzée obtenue grâce aux heures quotidiennes passées à lézarder sur une des plages de la ville ensoleillée, tout au long de l’année. Et ce n’était sûrement pas avec cette barbe de deux jours qu’il paraîtrait plus vieux : ses yeux marron, à la fois candides et pleins d’assurance, disaient tout de son jeune âge.

Elle ne lui donnait pas plus de 24 ans, mais pas moins de la majorité, ce qu’il confirma en interceptant le garçon de salle pour commander un scotch pur malt, comme elle. Il se plaçait dans l’air du temps avec ses cheveux hérissés en crête, mais faisait preuve d’un goût traditionnel, voire indémodable, en matière d’alcool. Sa coiffure n’y survivrait peut-être pas, à moins qu’elle ne devienne un marqueur générationnel comme le carré plongeant qu’elle-même arborait. Il était aussi élégant qu’elle, avec sa veste noire, faite sur mesure à en croire la façon parfaite dont elle enserrait ses épaules larges et aléthiques.

– On m’a dit que vous vouliez me voir, dit-il posément.

– On m’a assurée que vous étiez celui qu’il me fallait, monsieur Lanter…

Le mouvement qu’elle fit avec sa main signifia l’évidence de leur rendez-vous ; la cigarette entre ses doigts laissa une traînée voluptueuse dans son sillage.

– Que puis-je faire pour une femme telle que vous ?

Elle apprécia le « telle que vous » qui commentait subtilement sa prestance et sa beauté. Elle avait conscience du savant mélange de sensualité et de force que présentaient son physique raffiné et ses traits dignes de l’âge d’or hollywoodien. De longs cils encadraient ses yeux noisette, dont elle accentuait l’effet hypnotique d’un coup de crayon noir et d’une ombre à paupières. Elle savait sa silhouette harmonieuse, sa peau exempte d’imperfections, et avait relégué ses 43 ans aux oubliettes, grâce à quelques injections.

– Étant donné votre spécialisation, vous ne pouvez rien pour moi, mais pour mon mari, je pense que vous êtes le garçon idéal, dit-elle avec un léger sourire qui laissa rapidement place à un brin de contrariété.

– Une sorte de cadeau d’anniversaire ?

– Plutôt de séparation, répondit-elle en écrasant sa cigarette avec hargne.

– Je vois…, commenta-t-il en l’observant avec curiosité.

– Je vois, quant à moi, qu’on ne m’a pas menti sur vous et votre physique attractif.

– Que dois-je faire exactement ?

– Lui briser le cœur, dit-elle en retirant une nouvelle cigarette dans son écrin argent.

Le garçon s’empara de la pochette d’allumettes au nom de l’établissement posée sur la table et en craqua une avec une belle dextérité. Il avait le coup de main, observa Clare en s’approchant de la flammèche. Elle aspira, s’adossa au siège de cuir, puis expulsa un nouveau nuage de fumée cancérigène, mais au point où elle en était, la mort serait sa meilleure compagne.

– Je veux que vous le séduisiez, reprit-elle. J’ai besoin d’une liaison passionnelle, pas d’un coup vite fait.

– Vous le voulez amoureux, donc…

– Pour mieux l’anéantir.

Cette perspective fit naître un sourire sur ses lèvres.

Elle avait un plan bien précis que son avocat lui avait suggéré. Les écarts de son mari étaient presque de notoriété publique ; un homme de sa trempe ne pouvait décemment pas être fidèle à sa femme. Il était si bel homme que les préjugés l’accompagnant avaient la vie dure, à ce détail ignoré de tous : sa préférence allait aux extraconjugaux masculins.

Clare se souviendrait toujours de cette voix grave au téléphone, lorsqu’elle avait appelé un numéro qui revenait souvent sur le relevé. Une nouvelle liaison… à laquelle s’ajoutait une vie sexuelle en perte de fréquence et tendant vers l’inexistence. L’issue normale de vingt-trois années de vie conjugale ou le fait que son homme prodiguait ses ardeurs ailleurs ? Son homme… Une expression qui restait vivace dans ses pensées. Un vieux réflexe dont elle devrait bientôt se défaire, tout comme cette vie rêvée qu’elle avait imaginée en prononçant ses vœux : une vie faite de l’amour d’un mari et d’enfants. D’enfants, il n’y en avait eu qu’un, ravissante jeune femme à présent, bien loin de la fillette qu’elle voyait pourtant toujours en elle ; quant au mari, il allait dans un avenir proche perdre son titre et ses droits.

– Divorce ?

– Divorce, répéta-t-elle en soufflant délibérément sa fumée vers lui comme pour le faire taire.

L’action judiciaire était lancée, mais le sujet toujours difficile à évoquer. Parlait-on facilement de ses échecs ? En était-ce réellement un d’ailleurs ? Une question qui était survenue après une profonde réflexion. Pouvait-elle vraiment parler d’échec, alors que tout était faussé dès le début, depuis leur rencontre à la fac, il y avait de cela vingt-quatre ans ? Un cours commun, un banc partagé, l’amour au premier regard pour sa part et elle convolait l’année suivante.

Elle repoussa ce souvenir et attrapa son sac de haute maroquinerie qui valait des centaines de dollars, tout comme ses chaussures italiennes. Elle posa sa cigarette en équilibre sur le bord du cendrier et farfouilla à l’intérieur du sac. Quand elle releva la tête, une enveloppe à la main, elle surprit le garçon sa cigarette à la bouche. Il en tirait une bouffée, l’air de rien, l’observant glisser l’enveloppe devant lui. Il s’en saisit, jeta un coup d’œil à l’intérieur. À son air, elle sut qu’il avait évalué que le compte n’y était pas.

– Le reste quand ce sera officiel, dit-elle.

Avant de reposer la cigarette dans le cendrier où il l’avait prise, il recracha la fumée vers elle, montrant à son tour sa contrariété.

– Vous ne m’en croyez pas capable ? demanda-t-il en plaçant l’enveloppe dans l’une des poches intérieures de sa veste.

– Je ne le crois pas capable d’aimer qui que ce soit, corrigea-t-elle en reprenant la cigarette et en aspirant une bouffée.

– Il m’aimera, assura-t-il d’un ton presque arrogant.

Il était à l’évidence très confiant du pouvoir de son physique.

– Tu es bien présomptueux, dit-elle, passant naturellement au tutoiement, étant donné qu’il avait l’âge d’être son fils.

Il sourit au changement.

– Crois-moi, en amour il n’y a rien de moins sûr. Mais j’espère que tu y parviendras… Dans ton intérêt, si tu comptes recevoir l’autre part.

– Qu’est-ce qu’il aime ?

– En dehors du sexe anal ? fit-elle avec une franchise qui le fit sourire et une pointe de détachement teintée d’amertume. Les garçons comme toi.

Clare contempla une nouvelle fois ses traits, son visage parfait, pensive et pleine d’envie. Oui, indéniablement, ce garçon était capable de susciter chez son époux tout l’amour qu’elle n’avait jamais reçu de lui. Elle, elle aurait succombé, en tout cas ; sa beauté lui rappelait l’homme qu’il avait été autrefois, grand, sportif, avec un je-ne-sais-quoi de ténébreux, ce dernier point étant bien plus marqué chez le jeune homme. « Il sera parfait pour ce job », lui avait assuré son avocat. Un montage qui devait lui permettre de plaider la détresse émotionnelle, et lui octroierait plus de la moitié de sa fortune, si ce n’est la totalité, en compensation du mensonge qu’il lui avait débité durant vingt-quatre années. Il devait payer et il allait payer, c’était une certitude ! De cette tromperie, elle allait faire un capital pour vivre sans être dans le besoin le reste de sa vie. Une manière pour elle de se venger aussi, étant donné le désarroi dans lequel il l’avait plongée. Il s’était servi d’elle jusqu’à lui faire un enfant, uniquement pour donner une façade à son existence. Cela dit, à l’époque de leur rencontre, vivre au grand jour son homosexualité n’était pas possible, surtout dans le monde des affaires. Il avait fait ce qu’il fallait afin de prospérer dans la société telle qu’elle était, sans faire de vagues, sans se faire remarquer, hormis pour ses compétences d’homme à poigne.

Aurait-elle compris, s’il le lui avait avoué ? Ce n’était pas certain. Mais cette mascarade, dont elle avait été la dernière avertie, était certainement pire que la vérité. Et pour la lui avoir cachée, il allait s’en mordre les doigts !

– Tu seras un témoin clé au cœur de cette histoire, Troy, conclut-elle.

Ce dernier cernait mieux à présent ce qu’elle attendait de lui, même si jamais une telle offre ne lui avait été faite. D’ordinaire, ses prestations s’étalaient sur un laps de temps bien plus court : une mission de séduction intensive. Passer une nuit ou une semaine avec un homme relevait du faisable, le faire tomber amoureux de soi était une tout autre histoire… Bien sûr, la majorité de ses clients éprouvait pour lui des sentiments, et de là à ce qu’ils tombent amoureux, il n’y avait bien souvent qu’un pas. Mais ce pas dépendait de leur prédisposition.

Il y avait ceux pour qui la relation était claire et il y avait les cœurs d’artichaut, qui tombaient amoureux du jour au lendemain. À première vue, M. Payne ne faisait pas partie de cette dernière catégorie, sa femme l’accusant de ne l’avoir jamais aimée. Combien de temps allait-il alors lui falloir pour faire succomber un tel homme ? Son physique était certes un atout majeur dans le jeu auquel il allait se livrer, mais il ne lui garantissait pas pour autant le feu d’artifice et la bague glissée dans une coupe de champagne. Cependant, le défi se révélait intéressant et la somme proposée tout à fait raisonnable, pour ne pas dire alléchante.

– Quand est-ce que je commence ? demanda-t-il.