PREMIÈRE PARTIE
Printemps de l’an 116 avant J.-C.
La nuit était tombée et le silence régnait tandis que la vie sommeillait dans la Cité du Soleil1, et que les lampes étaient éteintes dans les maisons éparpillées autour des temples majestueux parmi les oliviers et les lauriers. La lune répandait ses rayons argentés sur les colonnes de marbre blanc qui se dressaient tels des géants dans le silence de la nuit, veillant sur les temples de dieu et regardant, perplexes, les tours du Liban érigées sur le sommet des collines lointaines.
À cette heure-là, tandis que les âmes succombaient au charme du sommeil, Nathan, le fils du Grand Prêtre, pénétra dans le temple d'Ishtar2, tenant une torche entre ses mains tremblantes. Il alluma les lampes et les encensoirs jusqu’à ce que l’odeur aromatique de la myrrhe et de l’encens envahisse les recoins les plus éloignés. Puis, il s’agenouilla devant l’autel incrusté d’ivoire et d’or, éleva les mains vers Ishtar et, d’une voix douloureuse et étouffée, il s’écria : « Aie pitié de moi, Ô grande Ishtar, déesse de l’Amour et de la Beauté. Sois miséricordieuse, et éloigne les mains de la Mort de ma bien-aimée, que mon âme a choisie par ta volonté… Les potions des médecins et des enchanteurs ne lui rendent pas la vie, pas plus que les sortilèges des prêtres et des sorciers. Rien n’a été omis ni négligé, à l’exception du recours à ta sainte volonté. Tu es mon guide et mon aide. Aie pitié de moi et accède à mes prières ! Vois mon cœur broyé et mon âme endolorie ! Sauve la vie de ma bien-aimée afin que nous puissions goûter aux secrets de ton amour et exalter la beauté de la jeunesse qui révèle le mystère de ta force et de ta sagesse. Des profondeurs de mon cœur je crie vers toi, ô glorieuse Ishtar, et dans les ténèbres de la nuit j’implore ta pitié. Entends-moi, ô Ishtar! Je suis ton fidèle serviteur, Nathan, le fils du Grand Prêtre Hirma, et je consacre toutes mes actions et tous mes mots à ta grandeur au pied de ton autel.
J’aime une jeune femme choisie parmi toutes les autres et j’en ai fait ma compagne, mais les mauvais génies qui la convoitaient ont insufflé dans son corps une étrange souffrance et lui ont envoyé le messager de la Mort qui se tient à présent près de son lit tel un spectre affamé, déployant ses ailes noires et nervurées au-dessus d’elle, sortant ses griffes acérées, tout prêt à fondre sur elle. Je suis venu ici ce soir pour te supplier d’avoir pitié de moi et d’épargner cette fleur qui n’a pas encore goûté l’été de la Vie.
Sauve-la des griffes de la Mort afin que nous puissions chanter gaiement ta louange, brûler de l’encens en ton honneur et offrir des sacrifices à ton autel, remplir les coupes avec de l’huile parfumée et répandre roses et violettes sur le porche de ton temple, brûler de l’encens devant ta châsse. Sauve-la, ô Ishtar, déesse des miracles, et que l’Amour vainque la Mort dans ce combat que la Joie livre au Chagrin.3 »
Puis Nathan se tut. Ses yeux étaient remplis de larmes et son cœur poussait de tristes soupirs. Puis il poursuivit : « Hélas, mes rêves sont anéantis, ô divine Ishtar, et mon cœur a disparu avec eux. Ranime-moi par ta miséricorde et épargne ma bien-aimée. »
À ce moment-là, un des esclaves entra dans le temple, se précipita vers Nathan et lui murmura : « Elle a ouvert les yeux, Maître, et cherché du regard autour de son lit, sans parvenir à vous trouver ; alors elle vous a appelé et j’ai couru aussi vite que j’ai pu pour vous prévenir. »
Nathan se rua dehors et l’esclave le suivit.
Quand il parvint à son palais, il pénétra dans la chambre de la jeune femme souffrante, se pencha sur son lit, lui prit sa main frêle et déposa plusieurs baisers sur ses lèvres comme s’il s’efforçait de redonner une nouvelle vie au corps de la jeune femme en lui insufflant un peu de la sienne. Elle bougea la tête sur les coussins de soie et ouvrit les yeux. Sur ses lèvres apparut le fantôme d’un sourire, qui n’était que le pâle résidu de vie dans son corps à l’abandon… l’écho de l’appel d’un cœur qui se dirige en grande hâte vers un havre, et d’une voix pareille aux pleurs affaiblis d’un enfant affamé sur le sein d’une mère tari, elle dit : « La déesse m’a appelée, ô Vie de mon Âme, et la Mort est venue me séparer de toi. Mais n’aie pas peur, car la volonté de la déesse est sacrée, et les exigences de la Mort sont justes. Je pars à présent, et j’entends le bruissement de la blancheur qui descend, mais les coupes de l’Amour et de la Jeunesse sont encore pleines dans nos mains, et les chemins fleuris de la belle Vie s’ouvrent devant nous. J’embarque, mon bien-aimé, sur une arche de l’esprit, et je reviendrai en ce monde, car la grande Ishtar ramènera à la vie les âmes des êtres qui s’aiment et qui sont partis pour l’Éternité avant d’avoir goûté à la douceur de l’Amour et au bonheur de la Jeunesse.