PREMIÈRE PARTIE
Le mouvement
1.
1956 - 1968 - 1980 LA RÉSISTANCE AU POUVOIR COMMUNISTE EN EUROPE CENTRALE
I. DEUX EXPLICATIONS
Après l'invasion de la Tchécoslovaquie, tout avenir semblait interdit aux mouvements d'opposition populaire dans l'Europe centrale communiste. En Pologne les intellectuels isolés avaient été brutalement réprimés en 1968 et les grèves de la Baltique en décembre 1970 écrasées dans un bain de sang. Les soulèvements ouvriers partis d'Ursus et de Radom, en 1976, indiquaient la force du mécontentement populaire mais semblaient incapables de conduire rapidement à une contre-offensive sociale et politique.
Et pourtant, en août 1980, sur la côte de la Baltique, éclate le plus vaste et le plus durable des soulèvements populaires contre le pouvoir communiste, son autocratie, son échec économique et sa soumission à l'étranger. La répression qui le frappe aujourd'hui ne doit pas cacher la force de sa démonstration : une classe ouvrière dressée contre ceux qui parlent en son nom ; un mouvement de masse inventant la démocratie à côté de l'arbitraire et de la bureaucratie ; une nation en appelant à son histoire et à sa religion, non pas pour imposer le fanatisme et les persécutions, mais pour redonner vie aux libertés.
Quel que soit l'avenir de la Pologne, Solidarité a obtenu ce que presque personne, hors de Pologne, ne pensait possible d'atteindre : elle a fait accepter, pour un temps au moins, l'inacceptable et, pour que soient perdus tous ses acquis, il faudrait une répression beaucoup plus brutale et plus durable que celles qui suivirent la révolution de Budapest et le printemps de Prague. Il faut donc replacer Solidarité dans l'histoire des luttes sociales ou politiques des pays de l'Est ou plutôt, de manière limitée, de l'ensemble formé par la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la R.D.A. et la Pologne, c'est-à-dire de l'Europe centrale placée depuis la dernière guerre dans la zone d'influence soviétique. Ce rappel historique doit montrer les traits communs de l'histoire de ces pays au cours du dernier tiers de siècle ; il doit surtout mettre en évidence la nouveauté du mouvement polonais qui a éclaté au moment des grèves d'août 1980, et la faire mieux comprendre.
Au cours des dernières années, la notion de totalitarisme a souvent servi à définir les sociétés communistes, en particulier en France, pays qui avait rejeté cette idée et n'avait pas voulu lire Hannah Arendt pour ne pas avoir à placer l'Allemagne hitlérienne et l'Union Soviétique de Staline dans la même catégorie. Pendant une longue période, il n'y eut presque aucune analyse des démocraties populaires, si ce n'est quelques constatations ambiguës sur la distance qui séparait encore l'idéal de la réalité et le socialisme réel du socialisme véritable. Encore ce point de vue si abstrait, que les Temps Modernes ont longtemps cultivé, était-il déjà plus respectable que la paresse de ceux qui n'expliquaient les crises du présent que par le poids du passé, par l'action de Staline, voire par le sous-développement ou les inégalités sociales de l'avant-guerre.
L'idée de totalitarisme marque un progrès certain par rapport à ces explications superficielles; elle reconnaît l'existence durable d'un type de régime. Au lieu de se réfugier dans la recherche de causes particulières et occasionnelles, elle affirme, avec la même force que Montesquieu, la nature générale du régime totalitaire, qui n'est pas le despotisme mais l'hégémonie d'un pouvoir despotique sur l'ensemble de la vie sociale, l'incarnation de l'arbitraire dans la bureaucratie, la subordination de tous les rapports sociaux et en particulier des rapports de classes au grand Tout, qui est en même temps l'Un, le prince-parti et le plus souvent le prince-premier secrétaire. L'idée de totalitarisme a semblé utile à la description des sociétés de l'Est au moment où se répandait une image des sociétés occidentales qui les réduisait au discours de la classe dominante et à la transmission des privilèges. Dans les deux cas, des intellectuels déçus par l'échec ou la perversion des mouvements socialistes ou révolutionnaires, se réfugiaient dans l'affirmation que la société est un ordre reposant sur l'intérêt et la violence et toujours si absolu qu'il ne reste aucune place pour l'acteur social, pour l'innovation et la contestation, le débat et le changement négocié. Sociétés unidimensionnelles, disait Marcuse, qui pensait à la fois à l'Union Soviétique et aux Etats-Unis.