Stanley Coren
Comment parler chien
Maîtriser l'art de la communication entre les chiens et les hommes
Traduit de l'anglais par Oristelle Bonis
Petite Bibliothèque Payot

ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
106, boulevard Saint-Germain
75006 Paris
www.payot-rivages.fr

Photo de couverture : © Photonica.

Titre original : How to speak Dog (The Free Press, New York, 2000).

© 2000, Stanley Coren.
© 2000, Laura Hartman Maestro pour les illustrations.
© 2001, Éditions Payot & Rivages pour la traduction française.
© 2003, Éditions Payot & Rivages, pour l’édition de poche,
© 2013 Éditions Payot & Rivages, pour la présente édition

ISBN : 978-2-228-91015-6

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CHAPITRE XX
L’aboyen et le caninois
Jusqu’ici, nous nous sommes surtout attachés à essayer de comprendre ce que les chiens nous disent dans leur langue. En dehors de quelques brèves considérations sur leurs aptitudes réceptives, il n’a guère été question de la manière dont nous pouvions communiquer avec eux sur un mode qui leur soit accessible.
Certes, il est fréquent que nous nous adressions à eux sur le mode de la conversation courante, ce qui n’est pas la même chose que leur donner des consignes telles que « Assis » ou « Ici » ; nous leur parlons alors normalement, comme à un autre adulte ou à un enfant. Une enquête sur les rapports entre hommes et chiens révèle que 96 % des gens agissent ainsi. La quasi-totalité des personnes interrogées reconnaissent saluer systématiquement leur chien quand elles rentrent à la maison, ou lui dire au revoir avant de partir. Spontanément, elles le félicitent pour son intelligence, le couvrent de compliments, ou lui expriment à l’aide de mots de tous les jours ce qu’elles pensent de son comportement selon qu’elles le trouvent stupide, vilain, irremplaçable ou drôle. Ces remarques donnent parfois lieu à de vrais petits discours, par exemple : « Non mais, tu as vu ce bazar ? Tu as de la chance que ce ne soit pas maman qui soit tombée là-dessus ! Elle se serait fâchée très fort, tu sais. » Beaucoup aussi admettent demander souvent à leur chien son avis sur une idée le concernant au premier chef, qu’il s’agisse de lui proposer une promenade (« Ça te dirait d’aller faire un tour ? »), ou quelque chose à se mettre sous la dent (« Tu n’as pas une petite faim ? »).
Ce type de communication entre humains et chiens prend parfois des tours surprenants. La grande majorité des personnes interrogées dans l’enquête citée ci-dessus avouent qu’il leur arrive de temps à autre de poser à leurs chiens des questions auxquelles ils ne peuvent évidemment pas répondre ou dont ils se fichent éperdument, par exemple : « Tu crois qu’il va pleuvoir, aujourd’hui ? », ou bien : « Tu penses que Sally arrivera à me pardonner pour ce que je lui ai dit ? » L’échange alors s’apparente à un monologue, où le bipède s’occupe seul de meubler le silence en profitant de la présence rassurante de la bête.
Plus complexes sont les simili-dialogues à une voix, où il s’agit cependant d’échanger. Ici, l’unique intervenant s’exprime en prenant le chien à témoin, s’arrête par moments pour le laisser placer une réplique muette, puis reprend comme si le silence de son vis-à-vis lui permettait de relancer la discussion. Ce genre d’échange, quand on l’écoute, ressemble beaucoup à ce qu’on peut saisir d’une conversation téléphonique dont on entend que la moitié. Cela donne quelque chose du style : « Qu’est-ce que je pourrais bien offrir à tante Sylvia pour son anniversaire, crois-tu ? [Pause.] Des fleurs ? Non, je lui en ai acheté l’an dernier. Des bonbons, plutôt ? [Pause.] Oui, c’est vrai, elle adore les chocolats. [Pause.] Mais oui, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Des chocolats noirs fourrés aux noisettes, bien présentés dans une jolie boîte. C’est vraiment une bonne idée, Lassie. »
Il est une autre façon de s’adresser aux chiens qui, bien que couramment pratiquée par ceux qui vivent avec eux, peut déconcerter au plus haut point un observateur extérieur. Elle consiste, là encore, à faire les questions et les réponses, mais en formulant ces dernières comme si l’animal lui-même les prononçait. Plutôt qu’un simili-dialogue, on obtient alors un faux monologue, du genre : « Tu m’as l’air d’avoir faim, Lassie, je me trompe ? », et comme le chien s’approche en remuant la queue, la même personne continue (souvent en changeant de voix) : « Évidemment que j’ai faim ! Tu as vu l’heure ? » À la décharge des propriétaires de chiens, reconnaissons que ce comportement est aussi très souvent adopté par un père ou une mère avec leur bébé.
Toutes ces formes de « conversation » ne sont en réalité pas destinées à communiquer avec le chien. Elles ont pour fonction de recréer une situation de nature sociale et de permettre ainsi au locuteur de résoudre un problème, préciser une idée, débrouiller ses sentiments. Il y a de bonnes raisons de penser que cette façon d’agir est importante pour la santé psychique. La plupart d’entre nous trouvons ce soutien dans nos rapports professionnels et familiaux. Les personnes âgées, les gens qui vivent seuls ou n’importe qui se retrouvant en tête-à-tête avec lui-même dans une maison d’habitude pleine d’animation peuvent aussi se sentir mieux parce qu’ils parlent à leurs chiens. Des chercheurs ont montré en mesurant la tension artérielle qu’il est moins stressant d’aborder des sujets difficiles avec son chien qu’avec son conjoint. Il est également avéré que les personnes âgées vivant seules sont moins déprimées et ont moins besoin de soutien psychologique si elles ont un chien avec qui « bavarder » de choses et d’autres.
C’est en assistant à un colloque organisé à Dallas que j’ai eu vent du mode de conversation le plus étrange qui soit entre humains et canins. Un collègue argentin me décrivit en ces termes la manière dont certains de nos semblables, non seulement parlent à leurs chiens, mais se parlent par l’intermédiaire de leurs chiens.
« Chez les Achuar, une tribu d’Amérique du Sud, les chiens jouent un rôle essentiel dans la communication entre humains. Seules les femmes s’occupent des chiens, qui en échange gardent la maison et les aident dans les corvées ménagères, notamment en transportant des charges placées dans des espèces de petits paniers qui sont fixés sur leur dos à l’aide de lanières. Les femmes choisissent le nom de leurs chiens et leur parlent un peu comme elles parlent à leurs enfants. Toutefois, c’est essentiellement pour chasser que les Achuar élèvent des chiens. Dans la mesure où cette activité est exclusivement réservée aux hommes, les chiens passent de longues heures, des jours, parfois, en leur compagnie. Les hommes appellent les chiens par les noms choisis par les femmes. Ils leur apprennent à chasser et à répondre aux ordres qu’ils doivent comprendre pour bien saisir leur rôle. Quand un homme emmène un chien pour une longue traque à la poursuite du gibier, il n’est pas rare qu’il engage avec lui une conversation à bâtons rompus, sur le même mode que les femmes lorsqu’elles sont seules à la maison en compagnie du chien.
Sans doute parce que les deux sexes partagent ainsi leurs activités respectives avec les chiens, et leur parlent, ces bêtes occupent en quelque sorte une place au point de jonction des mondes masculin et féminin, qui se touchent mais sans se mêler. De ce fait, le système de représentation achuar investit le chien d’une fonction essentielle, celle de médiateur entre les époux. Chaque fois qu’un désaccord surgit entre ces derniers, ils vont chercher le chien en qui ils ont le plus confiance pour lui demander de jouer les intermédiaires.
Ça se passe de la façon suivante. Mettons que je sois un homme Achuar et que mon chien préféré s’appelle Chuka. Je le fais entrer dans la maison et j’attends que ma femme rentre. Comme je n’ai pas envie qu’elle se mette en colère si je lui dis carrément ce que je pense de sa façon de tenir la maison et d’accomplir ses devoirs de ménagère, dès qu’elle arrive je me tourne vers le chien pour expliquer : “Chuka, ce serait bien que tu parles à ma femme. Elle t’aime bien, tu sais. Dans un mois il va y avoir une grande fête et je suis ennuyé parce que mon costume de danse est affreusement usé. Comment veux-tu que j’ai le cœur à danser si les autres me regardent en se disant que je suis tombé bien bas pour oser sortir si mal habillé ?”
Ma femme se gardera bien de me regarder. Se tournant à son tour vers le chien, elle lui dit : “Chuka, tu sais que je t’aime beaucoup. Tu ne pourrais pas demander à mon mari de me donner un peu d’argent, cette semaine, pour aller au marché ? Si j’avais des jolis boutons brillants et des plumes je lui arrangerais son costume de danse et il aurait fière allure à la fête, le mois prochain.”
En se parlant ainsi par l’entremise du chien, les deux époux évitent de se tenir face à face, ce qui leur permet de ne pas tenir compte des mimiques qui trahissent la colère ou le dépit et contribuent souvent à “plomber” l’atmosphère. Le chien, lui, ne se formalise pas, et les messages qui lui rentrent par une oreille ressortent par l’autre sans être le moins du monde dénaturés. »
À quelque culture qu’ils appartiennent, les êtres humains qui veulent vraiment communiquer avec un chien recourent semblent-ils toujours à un langage particulier. On sait que la façon de s’exprimer change selon les circonstances. Quand je parle en public ou que je m’adresse à quelqu’un de haut placé, j’adopte un ton plus réservé et plus cérémonieux que celui que j’utilise en famille ou avec des amis. De même, le langage écrit est grammaticalement et lexicalement plus riche que le langage parlé.
La manière dont on s’adresse aux enfants est elle aussi assez spéciale. De l’avis des spécialistes, elle est plus simple et comprend de nombreuses répétitions, souvent énoncées sur un rythme chantant ou sur un registre plus aigu qu’à l’ordinaire. Convenons d’appeler Materna ce langage que presque toutes les mères emploient, même si elles n’en ont pas l’exclusivité puisque les adultes en général, quel que soit leur sexe et qu’ils aient ou non des enfants, l’utilisent spontanément avec les bébés. Deux psychologues, Kathy Hirsh-Pasek et Rebecca Treiman, ont pu démontrer que le langage utilisé à l’adresse des chiens ressemble étonnamment au « Materna » ; elles ont choisi de le baptiser « caninois1 ».
Le caninois se distingue du langage que nous utilisons avec nos semblables sur de nombreux plans, et d’abord par sa concision. Alors que des adultes humains qui discutent ensemble forment des phrases de dix à onze mots en moyenne, celles forgées à l’intention des chiens n’en comprennent en principe pas plus de quatre ou cinq. Plus impératives, ces formules s’apparentent souvent à des ordres, du classique : « Lassie, viens ici » au plus élaboré : « Descends du canapé, et vite. » Assez curieusement, nous posons à nos chiens deux fois plus de questions qu’à nos semblables, mais sans nécessairement en attendre de réponses, ainsi qu’il a été dit plus haut. Au vrai, il s’agit plus souvent de simples banalités (« Alors Lassie, ça va bien, aujourd’hui ? ») que de réelles demandes d’information. Beaucoup sont très exactement des questions de pure forme, qui consistent à transformer une observation qui tombe sous le sens en interrogation, pour mieux la confirmer (« Tu as faim, si je ne me trompe ? »).
Le caninois fait un usage massif du temps présent : on parle aux chiens de ce qui se passe ici et maintenant, plus que de ce qui est arrivé ou risque d’advenir. D’après les analyses d’enregistrements, 90 % des échanges en caninois sont au présent, soit à peu près deux fois plus que dans les conversations entre adultes humains. En outre, les répétitions y sont vingt fois plus fréquentes, qu’il s’agisse d’expressions répétées mot pour mot, inversées ou en partie reformulées, comme lorsqu’on dit par exemple : « Tu es un brave toutou, Lassie. Oui, brave toutou, brave toutou. » De telles réitérations caractérisent également le langage utilisé avec les jeunes enfants.
1K. Hirch-Pasek, R. Treiman, « Doggerel : Motherese in a New Context », Journal of Child Language, 9, 1982, p. 229-237.