PREMIERE PARTIE
I
Paris, au palais Cardinal,
16 décembre 1638


Il était au travail depuis plus d'une heure lorsque Ange pénétra sans bruit dans la chambre. Ne devait-il pas rattraper le temps que sa dernière rechute, deux jours plus tôt, venait de lui faire perdre ? Dès son réveil, avant même de se donner un peu de lumière, il avait récité à haute voix, très lentement, l'hymne du matin : il articulait sans la moindre difficulté et les séquelles dont il souffrait en s'endormant se réduisaient désormais à un sifflement, très léger mais continuel, qui résonnait comme un appel dans le silence.
Ange se dressa sur la pointe des pieds pour observer de loin l'intérieur de la cuvette qu'il avait placée la veille à la tête du lit : elle était vide, et il se sentit aussitôt rassuré. Il avait depuis longtemps l'habitude de ces hauts et de ces bas, et conservait toujours l'espoir de le voir surmonter rapidement les fréquents accès de faiblesse dont il connaissait les raisons mieux que personne. Il ne le veillait jamais et le lendemain matin, un rai de lumière ou, plus rarement, les claquements sourds d'une flagellation perçus à travers la porte lui apprenaient que l'épreuve était passée.
***
Devinant, au souffle à peine perceptible de son compagnon, une présence dans la pièce, il tourna la tête sans quitter sa chaise et leurs regards se croisèrent ; le rétablissement était si évident qu'Ange ne songea même plus à lui demander s'il avait passé une bonne nuit.
— J'avais apporté le récit de la conquête de Jérusalem par les croisés, dit-il avec un sourire d'excuse, pour vous redonner du courage au cas où je vous aurais trouvé dans le même état qu'hier...
— Tu penses à tout, Ange... je n'étais pourtant pas aux portes de la mort ! Parle-moi plutôt de Brisach. Dis-moi que la ville est enfin tombée : quelle nouvelle pourrait me réconforter davantage ? Tu sais que l'une de mes calvairiennes affirme en avoir eu la vision... Si tu pouvais m'assurer que notre victoire surviendra demain, dans six mois ou plus tard encore, cette certitude me ferait vaincre n'importe quelle maladie.
L'air désolé, Ange posa sur la table une nouvelle pile de lettres à côté de celles qui, par petits paquets successifs, s'étaient régulièrement entassées pendant les deux derniers jours.
— Hélas ! non, pas la moindre nouvelle de Brisach aujourd'hui. Voilà des mois que l'attente se prolonge et nous paralyse. Je me demande par quel miracle vous pouvez encore penser à l'avenir... N'êtes-vous jamais tenté par le découragement ?
— Pendant qu'ils marchaient dans le désert, les Hébreux ne voyaient pas où le Seigneur les conduisait, mais ils se savaient en marche vers la Terre promise. Avec un pareil aiguillon, Ange, on peut endurer la faim et la soif, braver les serpents tapis sous les pierres et même, au lieu de pain, se contenter parfois de cendre...
— Les Hébreux ont souffert toutes ces épreuves, je ne l'ignore pas, mais ils n'ont presque jamais cessé de murmurer pendant quarante ans. Moïse lui-même n'a-t-il pas vacillé ?
— Et tu sais quelle fut sa punition... Quant au peuple, s'il a pu se rebeller parfois, n'avait-il pas accompli l'essentiel en quittant la terre d'Egypte ?
Il prit dans ses doigts un peu de pain rassis, referma son poing avec force pour l'écraser avant d'en laisser tomber les miettes sur le sol. Par habitude, il s'empara de quelques-unes des lettres apportées par Ange et, d'une main de nouveau ferme, se mit à les décacheter en brisant la cire d'un coup sec.
— Pour nous, la promesse est-elle vraiment plus obscure ? Certes, si nous doutions de nous-mêmes, ce ne serait pas toujours sans excuse. Aujourd'hui encore, Bernard piétine devant Brisach : la victoire qu'il fait miroiter à nos yeux depuis des mois, chacune de ses dépêches la remet à plus tard... S'il se voit contraint de lever le siège, je devrai repartir de rien, comme si je n'avais jusqu'ici bâti que sur du sable. Sans doute sont-ils quelques-uns à souhaiter un tel échec, dans l'espoir que je ne lui survivrai pas...
— Ne me dites pas que vous pensez à mourir...
— Il n'en est pas question, répondit-il en riant de l'expression de détresse naïve qu'Ange n'avait pu dissimuler. Il y a six mois, ma vie était peut-être en danger, mais pas ces derniers jours, tu le sais parfaitement. L'épreuve est surmontée. Ce sont les autres qui s'imaginent le contraire et m'observent d'un œil indiscret ou embarrassé, à l'affût d'une toux un peu trop sèche et d'un tremblement de fièvre...