J'ai gardé de mon enfance les cruautés simples et les imaginations désordonnées. J'ai erré à la recherche de sorcières, de déesses, de Christ buvant des demis pression aux comptoirs des gares terminales, et je n'ai trouvé que moi, avec cette cicatrice étrange dans le regard et ces mains qui tremblent quand il faut se quitter.
 
J'essaie d'exister avec seulement les yeux qui regardent. Être heureux de cela et ne pas désirer un sexe, une plage ou l'autoroute qui transporte les rêves. Tourner en rond et enclencher un magnétophone de poche pour enregistrer seulement le bruit du vent.
 
J'aime la réalité. Les cendres des cendriers, le vent des arbres, le bruit de la machine qui avale la carte de crédit, le train qui s'en va, une main qui hésite, une bouche qui s'entrouvre, un chanteur qui se caricature, un vieillard qui s'agrippe au parapet, la télévision qui s'éteint, la neige argentée des cartes postales, une lettre dans la boîte, le geste d'un professionnel, les gens qui se racontent, ceux qui se taisent, une présence lointaine, les klaxons du 1er janvier...
Tenir dans ses mains la tête de quelqu'un qui vient de prendre un billet de train, imaginer alors que c'est la terre que l'on tient comme cela.
 
Comment parler de l'électricité qui transporte les voix, les images, la force. Comment parler de ce qui n'a pas de visage, ni de forme à décrire. Dire « un flux, une attirance... » On ne peut parler de l'électricité qu'en employant des mots humains attachés à l'amour ou encore les mots qui racontent l'histoire des émigrés qui passent les frontières pour tenter de connaître un lieu qui décuplera leurs énergies. L'électricité, un déséquilibre qui pousse vers autre chose d'indéfini, une sorte de secret que l'on nous aurait dérobé et qu'il faudrait coûte que coûte récupérer pour exister.
 
C'est un drôle de soir, plein de froid, de nuit déjà, de brume. Sur les quais, la rumeur des voitures qui filent vers des banlieues où les histoires d'amour attendent, rôdent et disent que tout devrait être plus simple... Paris, tout autour, comme un escargot transi.
 
Il y a cet enfant dont je voulais parler.
Il me ressemble et regarde les adultes avec d'immenses yeux transparents comme si un éclat de lumière s'était glissé derrière ses paupières. Il regarde puis il glisse ses mains dans les poches de son pardessus à chevrons. Il a froid et, pourtant, ce n'est pas l'hiver... Une saison seulement où les mots blessent comme souvent, où des phrases et des idées sont lancées par des micros, tout autour du monde, pour revenir ensanglantées. L'enfant prend peur et voudrait déjà se cacher, retourner en arrière pour ne pas connaître le sang autour des mots. Se taira-t-il alors? Se glissera-t-il dans de longs tunnels de silence? Faufilera-t-il à l'intérieur de ses lèvres d'immenses fils noirs reliés à ses mains ? Non. Il va tenter d'imaginer ce qu'est le bruit d'une bombe qui explose, mais ne peut qu'attraper une rumeur de flux et de reflux découverte l'été précédent. Et c'est là qu'il se met à pleurer. Alors l'enfant qui me ressemble regarde vers moi, et je ne peux que le serrer dans mes bras pour l'aider à ne pas mourir.
 
C'est à Lisbonne que je rêve de la guerre pour la deuxième fois. Un bruit d'avion et cette bombe noire qui descend lentement du ciel comme une montgolfière, puis l'éclair, la lumière, et moi qui me jette à plat ventre sur le sol d'une maison inconnue. Geste dérisoire contre le vent des atomes avec ses poussières et son parfum qui entrent partout, dans les poumons, sous les ongles, à l'intérieur des os et du cerveau... L'arme des corps anéantis.
 
Quand le train express s'est arrêté à la gare d'Hiroshima, je me suis dit à plusieurs reprises: « Je suis à Hiroshima, je suis à Hiroshima... » J'ai marché sur un trottoir, puis un taxi m'a emmené, et là encore il a fallu que je me répète : « Je suis dans un taxi à Hiroshima. A Hiroshima... »
J'avais besoin de penser ce mot de ville, d'inscrire dans ma tête ces syllabes d'Hiroshima tant il est difficile, avec les lieux de malheur, de s'habituer à ce qu'ils aient survécu, et que l'on puisse encore y vivre comme ailleurs.
 
Nous n'avons pas de certitudes. Nous ne savons que caresser une peau, embrasser une bouche, aller et venir avec nos corps, jouir et, avec des kleenex à la main, dire comme après un match ou un concert : ce soir c'était super! Nous savons dire bonjour, ça va et toi, dans les rues, à des gens que nous connaissons à peine, et c'est en France que nous habitons, pays où, paraît-il, tous les pouilleux de la terre sont venus se réfugier, ne pouvant aller plus loin à cause de l'Océan.