I
Déploration
— Vous devriez aller à Meaux, insista la bouchère. Je connais une jupière épatante. Elle m'a « reprise » cette robe dont je ne savais que faire tellement j'avais forci.
Je jetai un regard furtif sur le sac peu identifiable qui l'habillait. Une toile de laine qui, été comme hiver, l'enveloppe jusqu'aux genoux en petits melons. Mais la bouchère est vive, sentencieuse, pleine de bon sens.
— Je sais ce que vous pensez, madame Hortense. Ma robe est informe puisque j'ai perdu ma taille avec ces oedèmes. J'ai fait toute la région pour trouver enfin une excellente couturière. Ce n'est pas facile d'habiller un grosse femme.
Elle secoua une tête brillantinée, qui émergeait, triomphante, au-dessus de la caisse automatique.
— Vous qui êtes si mince et cherchez quelqu'un pour vos ourlets, vous auriez tort de ne pas y aller autant que de ne pas goûter à mon coq au vin!
Je souris à la bouchère, dont le visage solaire, la coiffure d'autrefois où les femmes n'hésitaient pas à rouler longuement leurs cheveux sur des bigoudis en fer, me réjouissaient. Ses sentences aussi, son coq au vin, naturellement. Je glissai dans mon sac l'adresse qu'elle griffonna d'une écriture ronde derrière sa carte « Au Bœuf couronné ».
— Vous verrez, dit-elle, clignant une paupière passée au crayon gras, la jupière est assez spéciale. Elle partage sa vie avec une dame couturière. Elles sont très rigolotes... Mais il faut de tout pour faire un monde. Autre bizarrerie, elles n'ont pas le téléphone. Il faut écrire pour le rendez-vous. Bien sûr, ça vous est facile d'écrire, mais moi, pensez! ça me harasse plus que de saigner mes oies à la Noël.
Je frémis secrètement sur les avantages inversés de nos métiers et remerciai la saine créature qui me tendait l'adresse et des côtelettes d'agneau dans un papier brun. Il reproduisait un bœuf riant aux éclats sous une couronne dorée.
Du côté de la pièce frigorifique, son minuscule mari émergea, perdu sous la toile blanche tachée de sang.
Lettre à Mlle Tanquelme, jupière à Meaux, Rue du Moulin-des-Tanneurs.
Septembre 199.
Mademoiselle,
La bouchère de Sancy-sur-Marne m'a donné votre adresse. J'ai besoin de vos services pour retoucher mes jupes. Je serai chez vous mardi prochain, à 16 heures. Si vous ne me répondez pas, je comprendrai que ce rendez-vous convient.
Avec mes sentiments distingués,
Mme Hortense V.
J'avais signé de mon prénom et de mon nom d'épouse. Je ne déteste pas le courrier, loin de là. Mais je pensais qu'il eût été plus simple que ces dames eussent le téléphone.
J'ai aligné sur mon lit les vingt-trois jupes qui composent ma garde-robe. Je me ruine, bien sûr, en vestes et autres accessoires, mais personne ne m'a fait renoncer à mes jupes. Tissu contre chair, elles passent plus d'heures contre ma peau que bien du monde. La plus ancienne compte une vingtaine d'années. Je suis fière d'avoir conservé la même taille qu'au lycée. Je me serrais à étouffer dans de larges ceintures en vernis noir. Soixante centimètres, parfois cinquante-six... Elles en ont vu, mes jupes! La plus récente de cette année, vient de la rue de Grenelle. Mes jupes ne sont pas toujours bien traitées, c'est la vie. Elles connaissent les banquettes des trains, le Paris-Meaux et autres fausses campagnes, structure du monde moderne actif. Elles connaissent le rembourrage plus noble, couleur cigare, des TGV première classe quand une mission littéraire m'envoie en province. Elles ont collé le fauteuil d'avion, compagnie au long cours, Air America, où un lent effroi me glace malgré le whisky, le calmant sous forme d'une capsule bleu pâle et le film avalés en même temps. Quoi, quatre ou cinq mille mètres d'air au-dessous! unique protection, un mince tissu coupé au-dessus du genou. L'inimaginable m'atterre lentement en dépit de la capsule bleu pâle. Le vide, le vide à quelques mètres sous mes pieds, les volutes d'une chute que rien n'arrêtera. Non, non, ça ne fait pas mal tant qu'on n'est pas encore au sol et qui sait la jupe gonflée, salvatrice, le parachute voluptueux que la main de l'homme adore dégrafer, me sauvera, oui, me sauvera. Je suis immortelle, le fracassement n'arrive qu'aux autres. Mes jupes très serrées, longues, courtes, à la mode — c'est-à-dire menacées de se démoder très vite —, mes jupes en cloche, trapèze, distingué petit rectangle. Mes jupes d'été, bouffantes, fleuries de liserons. Il est si doux, le soir, de marcher sur les blonds chemins au milieu des blés, avec une guirlande fleurie imprimée. Les ourlets sont ces raccords, ces accords devrais-je plutôt écrire, comme il y a dans un texte des ourlets et des raccords qui modulent le « la » si particulier d'un style.