Chapitre premier
Critique des sources statistiques
La charpente de cet ouvrage est faite de données quantitatives sur les exportations de l'Angleterre (puis de la Grande-Bretagne) et de la France vers les divers marchés où elles étaient écoulées dans le monde. Il est donc nécessaire de l'ouvrir par une discussion critique des sources de ces données, c'est-à-dire en fait des statistiques douanières des deux pays, car les déficiences de ces sources pourraient rendre notre tentative imprudente et vaine. On commencera par les sources anglaises, les plus détaillées et solides.
La Grande-Bretagne
Depuis 1697, on dispose de séries continues sur les exportations, réexportations et importations (mais ces dernières ne concernent pas cet ouvrage) de l'Angleterre et du pays de Galles, qui furent établies par les services de l'inspecteur général des importations et exportations, de façon sérieuse.
Pour l'Écosse, il n'existe pas de statistiques régulières du commerce extérieur avant 1755, date à laquelle le commerce de ce pays était équivalent à 5 % environ de celui de l'Angleterre2. Des statistiques couvrant la Grande-Bretagne furent publiées à partir de 1772.
Chaque année, un gros registre faisant la synthèse des données venues des ports était préparé. Des extraits étaient imprimés et présentés au Parlement par le gouvernement. Ces statistiques sont ventilées par pays de destination et par catégories de marchandises exportées ; elles fournissent donc beaucoup de renseignements précieux. La substantifique moelle des registres que l'on vient de mentionner a été transcrite et publiée par Elizabeth Boody Schumpeter, dans son ouvrage devenu classique : English Overseas Trade Statistics, 1697-1808 (Oxford, 1960).
On note souvent que les chiffres d'exportations reposent sur les déclarations des exportateurs – au moins depuis l'abolition de presque tous les droits d'exportation en 1722 – et que les négociants avaient tendance à surévaluer la valeur de leurs expéditions (qui, comme du côté français, sont F.O.B.).
Mais le problème majeur posé par ces statistiques est qu'elles furent établies selon le système des « valeurs officielles » (official values), c'est-à-dire sur la base d'un barème des prix des différentes marchandises, mis au point durant les premières années du système et qui ne fut pas mis à jour ensuite, en fonction des changements de prix. Quand des marchandises nouvelles furent introduites, ce fut au prix du moment (ce qui est source de distorsions), mais qui ne bougea pas ensuite lui non plus3.
Il y eut donc « ossification » (E. Brezis) du système, mis à part quelques ajustements mineurs. Par conséquent, les « valeurs officielles » (V.O.), qui furent calculées à prix constants, sont en fait des indices du volume du commerce extérieur anglais. Et, malgré les remarques critiques de certains auteurs, ce sont des indices valables, qui sont la base de toutes les études sur le commerce extérieur britannique du xviii siècle.
Elles présentent cependant quelques inconvénients, surtout pour une étude comme la présente, dont l'objet est de comparer les exportations de la Grande-Bretagne et de la France globalement et dans le détail, c'est-à-dire vers les différents marchés. Cela d'autant plus que les séries françaises sont en valeurs à prix courants.
Heureusement, la gravité de l'obstacle est réduite quand on considère l'évolution des prix anglais au xviii siècle. Ils montrent une tendance modérée à la baisse de 1715 au milieu du siècle, puis montent à partir de la guerre de Sept Ans, mais cette hausse ne devient vraiment forte que dans les années 1790. Par conséquent, les V.O. surestimeraient (mais légèrement) la valeur des exportations entre 1715 et 1750, et les sous-estimeraient ensuite (de nouveau, modérément), y compris dans les années 1780. La différence entre valeurs officielles et valeurs courantes (V.C.) serait en gros de +/– 10 % selon les périodes4.
On notera cependant que quelques auteurs sérieux ont exprimé des réserves sur la validité des statistiques douanières en valeurs officielles. On a souligné qu'elles ne tiennent pas compte de l'amélioration de la qualité des articles manufacturés britanniques (par exemple pour la céramique) au xviii siècle et de la valeur ajoutée accrue par unité exportée. La hausse de la valeur des articles manufacturés serait bien supérieure à la modeste inflation globale. À quoi on a répondu qu'il n'en fut rien, grâce aux progrès de productivité.