Quand son mari devait écrire, elle faisait place nette sur la table de la cuisine. Elle prenait un chiffon sec, essuyait la toile cirée à petits carreaux bleus et blancs, qui n'avait nul besoin de ce surcroît de propreté. Puis elle ouvrait le buffet, en sortait le sous-main et le papier à lettres qu'elle posait religieusement. Bientôt l'encrier et le porte-plume suivaient, prêts pour l'officiant. Alors le mari s'asseyait sur la chaise qu'elle avançait. Elle se tenait droite derrière lui dans une attitude de recueillement et d'admiration. Le visage inspiré, il lissait une feuille blanche, prenait le porte-plume, le trempait dans l'encre et commençait à tracer de cette écriture qui n'a plus cours, faite de pleins et de déliés, de fioritures et de boucles, des lettres qu'elle épelait pour elle-même, en remuant les lèvres, dans un murmure de prières chuchotées ou de confessionnal. Elle connaissait par cœur la première ligne puisqu'elle savait à qui il écrivait; mais elle ne pouvait résister au désir d'épeler et de voir que C a se disaient Ca, r o, ro, G i, Gi, n o, no : Caro Gino. Elle se sentait transportée des années en arrière, des années tragiques qu'elle n'avait pas oubliées quoiqu'elle n'en parlât que rarement. Son mari était à la guerre, celle de Tripoli et puis la Grande, la première; sept ans de mobilisation ; sept ans de la vie d'un homme sans voir les siens, ou presque; sept ans de la vie d'une femme sacrifiés à on ne sait quoi une fois que le temps a passé... Chaque semaine, pendant sept ans, il lui avait écrit. Oh, les lettres n'arrivaient pas toujours! Parfois même, elle restait longtemps sans nouvelles et elle était encore plus triste car il l'avait habituée à des trésors de délicatesse, essayant par l'écriture d'abolir l'inquiétude, de lui dire : ne t'en fais pas, je suis en vie et je pense à toi. A l'époque, déjà, elle déchiffrait ce qu'elle recevait en épelant soigneusement, en assemblant les lettres en syllabes, les syllabes en mots.

Il ne se contentait pas d'écrire dans sa langue originelle. Naturalisé français depuis 1935 après bien des démarches, il écrivait aussi dans la langue du pays pour lequel il avait opté. Ainsi, avec un étonnement qui ne se démentait pas, elle découvrait sous la plume de son mari des bouts de phrase dont elle ne comprenait pas toujours le sens : Monsieur, Par la présente j'accuse réception... Elle n'en comprenait pas le sens car dans la rue, chez le boucher, au marché, elle n'avait jamais entendu : « par la présente j'accuse... » Assurément, il fallait être sorti du bouillonnement d'un séminaire — où son futur époux étudiait avant de la rencontrer et de renoncer à l'ordination — pour employer de tels mots.
Elle avait appris le français à l'oreille dans un quartier de Nice où les Italiens dans son cas étaient nombreux. C'était à qui l'estropiait le plus. On y parlait aussi couramment le « niçois », comme toujours, à l'époque, dans les zones populaires ; « niçois » alors proscrit par « les gens chics qui l'estimaient vulgaire et par ceux dont l'ambition était de singer les riches. De ce mélange de français, d'italien, de « nissart », devaient naître des générations d'hommes et de femmes s'exprimant en un langage inintelligible au-delà d'un bref périmètre. Quand, des années plus tard, elle se rendit en Italie pour revoir son frère, ils ne se comprirent pas. Elle revint à Nice affirmant qu'à San Pietro a Monte, le village natal, les gens avaient cessé de parler italien.
Son mari essaya de franciser son français et de reitalianiser son italien. Il lui donna des leçons d'écriture. Il se souvenait des lettres qu'elle lui envoyait durant leurs sept années de séparation : Ti amo. Ti bacio. Maria... Je t'aime. Je t'embrasse... C'était tout. Il en était heureux. Il savait qu'elle ne l'oubliait pas... C'est qu'elle était si jeune! Elle n'avait pas dix-sept ans quand il l'avait épousée. Mais il aurait tant voulu en lire davantage. Par exemple : portait-elle toujours à manger aux champs, la lourde corbeille posée sur la tête? Le vin était-il frais malgré le soleil d'août et la distance parcourue ? Dressait-on encore les couverts sur des nappes blanches en pleine campagne, car les hommes n'admettaient pas de manger sans nappe ? Et combien restait-il d'hommes, à part les vieux et les très jeunes ? Cuisait-elle la ciaccia, cette galette de farine et d'eau, sous la cendre ? Filait-elle au fuseau, de ses mains habiles, le soir? Des accordéonistes participaient-ils aux veillées comme avant? S'était-elle confectionnée une nouvelle robe? Ses draps sentaient-ils toujours aussi bon ?... Hélas, durant sept ans, ces questions demeurèrent sans réponse, sauf lors des rares permissions. Dans les lettres il dut se contenter des : Je t'aime. Je t'embrasse. Maria. Comprenait-elle même tout ce qu'il lui écrivait? Et si elle comprenait, pourquoi ne répondait-elle que par cette immuable ligne d'amour et de fidélité signée Maria ?... Bien sûr qu'il savait pourquoi... Mais de s'interroger avec un peu — si peu ! - de colère le détournait un moment de son cafard... Et encore s'estimait-il heureux qu'elle n'utilisât pas des cartes postales déjà écrites par les soins du fabricant — avec des phrases passe-partout - et sur lesquelles les correspondants au front comme à l'arrière n'avaient qu'à signer d'une croix ou de leur nom.