Son imprévisibilité d'abord, et l'angoisse qu'elle générait chez ses interlocuteurs. Une humeur elliptique. Un moral soumis aux turbulences. Jamais tel qu'il était apparu la dernière fois. La veille : affable, presque chaleureux, souriant, avec ce qu'il fallait de décontraction, vous accueillant comme s'il n'attendait que vous ; et drôle, spirituel — l'humour, chez lui, était une deuxième langue. Un homme charismatique, inventif, doué pour les relations humaines, doué avec les femmes, doué en tout, un médecin capable de rester une heure au chevet d'un patient en phase terminale : « Est-ce que je vous ai dit que vous aviez une mine splendide? » Rassurant, il savait l'être. Mais parfois non, pas l'esprit à ça. Trop soucieux. Lui qui s'intéressait à vous spontanément, sans se forcer, qui riait avec vous, déjouant les pièges de la familiarité, apparaissait flanqué d'un masque grimaçant — il n'avait pas le temps, il était fatigué, trop de travail, le surmenage — et vous en étiez là, désœuvré, ne sachant s'il s'agissait d'une crise passagère, d'une volte-face définitive, vous en étiez là à tenter de comprendre l'inexplicable, retrouver la complicité des débuts et je vous parle de mon père, de quelqu'un que j'étais censée connaître, auquel j'aurais dû m'habituer avec le temps. Et non, je ne le connaissais pas. Quand la mécanique bien huilée de son esprit s'enrayait, je ne le connaissais plus. Dans ces cas-là, il fallait attendre. Le coeur était en surchauffe. Un homme est à peine assez résistant pour vivre une vie, comment mon père, sexagénaire infatigable mais anxieux, pouvait-il en assumer deux, en rythme?

Ses zones d'ombre ensuite — ce que vous deviniez derrière l'apparence lumineuse, ce qu'il vous fallait découvrir en épiant, questionnant, l'homme qu'il était réellement et non pas celui qu'il désirait paraître, l'être faillible avec ses perversions — qu'il cachait, ses désirs — qu'il réprouvait —, ses emportements — qu'il contrôlait -, ses fêlures — et quelles fêlures! -, ses pulsions qui s'opposaient à son exceptionnelle probité. Eh oui, venons-y, puisque vous me demandez de vous parler de lui. De son intégrité morale. De son sens du devoir et de la loyauté. De ses préoccupations déontologiques — toutes ces prétentions humaines devenues caduques sitôt qu'il avait franchi le seuil de sa maison. Professionnellement irréprochable. Ancien chef du service d'urologie dans un grand hôpital parisien, pionnier de la médecine humanitaire, conseiller à l'ordre des Médecins — il jugeait ses semblables! — eh bien, c'est lui, le champion de la morale, le bon père de famille, le médecin respecté, lui qui refusait de faire payer ses patients les plus démunis, réglait toujours la note au restaurant, partait plusieurs fois par an en mission humanitaire à Groznyï, Gaza ou Mogadiscio, c'est lui qui, un matin d'octobre 1992, fit cohabiter sous le même toit sa famille légitime — ma mère, mon frère, ma sœur et moi — et l'autre, famille que l'amour clandestin avait greffée, composée d'une jeune Russe de vingt-deux ans et de l'enfant qu'il avait eu avec elle.

Avec un père pareil, vous comprenez que la morale est une affaire personnelle et que chacun est libre d'en donner la lecture qu'il souhaite. Interprétation souple lorsqu'il s'agissait de lui et littérale pour les autres. Que mon frère — qui avait treize ans à l'époque des faits — passât la nuit chez sa petite amie relevait du scandale mais qu'il installât sa jeune maîtresse et son enfant dans notre maison ne heurtait pas sa conscience. Félix Faure retrouvé mort dans le lit de sa maîtresse — ça le choquait. Bill Clinton réglant les grandes questions internationales pendant qu'une stagiaire rémunérée par la Maison Blanche lui faisait une fellation — ça l'affligeait. Il était pareil à ces sénateurs américains ultraconservateurs dénonçant publiquement des comportements qu'ils n'hésitaient pas à adopter en privé. Les circonstances atténuantes, il les accordait avec parcimonie. Le jour de l'enterrement de François Mitterrand, devant son téléviseur, il avait lâché ces mots : « tout cela était finalement très digne », sur un ton qui trahissait toutes les certitudes bourgeoises dont il avait tenté en vain d'imprégner nos esprits rétifs. Qu'est-ce qui était digne? La cérémonie funèbre, l'officialisation médiatique d'une double vie dont seuls quelques initiés étaient informés, les visages pâles des deux femmes aimantes qui s'étaient partagé les faveurs d'un homme ou fallait-il traquer plus loin la dignité, derrière le courage d'un chef d'Etat affaibli par la maladie, qui avait choisi, mais un peu tard, d'assumer deux vies (et peut-être même trois ou quatre), concomitamment? Et il allait nous faire rejouer cela à sa mort? Il anticipait le moment des adieux dans l'espoir de trouver une solution à la débâcle qu'était sa vie privée, dans l'intention aussi d'apaiser sa conscience : les conséquences juridiques de l'existence d'un enfant adultérin, il pouvait les prévoir; pas les répercussions morales sur ses proches. Et c'est là qu'il prenait toute la mesure de sa faiblesse : cette morale qu'il avait distillée à tous de son vivant lui serait renvoyée poste restante.