Ce livre a été publié sous le titre
Slave
par Doubleday, Londres, 2003.

 

 

 

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue
et être tenu au courant de nos publications,
envoyez vos nom et adresse, en citant ce
livre, aux éditions Archipoche,
34, rue des Bourdonnais 75001 Paris.
Et, pour le Canada, à
Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont,
Montréal, Québec, H3N 1W3.

eISBN 978-2-8098-1332-6

 

Copyright © Mende Nazer, Damien Lewis, 2002.
Copyright © L’Archipel, 2005, pour la traduction française.

Prologue

Le jour qui changea ma vie à jamais s’ouvrit sur une aube radieuse. Je saluai le soleil levant en me plaçant face à l’est pour prononcer la première de mes cinq prières quotidiennes à Allah. Nous étions au printemps 1994 et la saison sèche arrivait à son terme. J’avais environ douze ans. Après la prière, je me préparai à me rendre à l’école. J’avais une heure de marche à effectuer pour y parvenir, une heure pour en revenir. J’étudiais avec beaucoup d’application, parce que je souhaitais devenir médecin.

Pour une petite Africaine modeste comme moi, il s’agissait d’un grand rêve. Je suis originaire de la tribu des Nubas, des monts Nuba du Soudan, l’un des lieux les plus isolés de la planète. Je vivais dans un village de cases en pisé aux toits de chaume, niché au pied de hautes collines. Ma tribu n’était composée que de chasseurs et d’agriculteurs, pour la plupart musulmans. Mon père possédait un troupeau de cinquante têtes de bétail, ce qui signifiait que, sans être riche, il n’était pas non plus démuni.

Après ma journée d’élève studieuse, je rentrai à la maison où j’effectuai les tâches qui m’étaient dévolues. Puis ma mère prépara le repas du soir. Mon père avait passé la journée aux champs à moissonner, aidé de mes frères, si bien qu’ils étaient tous affamés. Après le dîner, nous nous réunîmes dans la cour où nous écoutâmes notre père nous conter des histoires. Je me souviens que nous rîmes à gorge déployée, assis autour du feu. Mon père était un homme très drôle, un blagueur né. J’éprouvais une profonde affection pour tous les membres de ma famille.

Comme il faisait froid ce soir-là, nous ne nous attardâmes guère dehors. J’allai me coucher comme d’habitude, pelotonnée contre mon père. Un feu brûlait au milieu de la case, qui nous tenait chaud toute la nuit. Ma petite chatte, Uran, était lovée sur mon ventre. Ma mère était allongée sur son lit, de l’autre côté du feu. Il ne nous fallut pas longtemps pour tous dormir à poings fermés. Mais à peine nous étions-nous endormis qu’un raffut effrayant se produisit dans la cour. J’ouvris les yeux, interloquée, et j’aperçus une sinistre lumière orange danser à l’intérieur de la case.

Mon père se leva d’un bond en hurlant :

Ook tom gua ! Le feu, le feu au village !

Nous nous précipitâmes à la porte. À l’autre bout du village, des flammes jaillissaient vers le ciel. Au début, nous pensâmes qu’un villageois avait dû incendier sa hutte par mégarde. C’était plutôt monnaie courante dans notre village. Mais nous entrevîmes alors des silhouettes qui couraient entre les cases, des torches à la main. Je les vis jeter des brandons sur les toits de chaume, qui s’embrasèrent sur-le-champ. Leurs habitants se précipitèrent à l’extérieur, mais ces hommes les attaquèrent et les jetèrent sur le sol.

— Des «  Mourahilines » ! hurla mon père. Des envahisseurs arabes ! Les Mourahilines attaquent le village !

Figée par la peur, je ne comprenais toujours pas bien ce qu’il se passait. Mon père me saisit alors par le bras.

Go lore okone ? Go lore okone ? cria-t-il. Par où s’enfuir ? Par où s’enfuir ?

Il cherchait désespérément une solution. Tout contre moi, je sentais ma mère trembler. J’étais terrifiée. J’agrippai la main de mon père, tout en serrant ma petite chatte Uran. Nous prîmes nos jambes à notre cou.

— Courons vers les collines ! cria mon père. Suivez-moi ! Courez ! Courez !

Au passage, nous vîmes des horreurs dignes des pires cauchemars. Mon père était en tête, moi sur ses talons, suivie de près par ma mère. Je tenais toujours ma chatte dans le creux de mon bras. Tant de cases brûlaient que le ciel tout entier était illuminé par les flammes. Des femmes et des enfants en pleurs, hurlant de confusion et de terreur, s’enfuyaient dans toutes les directions. Je vis les agresseurs se saisir d’enfants et les arracher des bras de leurs parents.

— Si l’un d’eux essaie de t’attraper, accroche-toi à moi de toutes tes forces, Mende ! hurla mon père.

Je vis les Mourahilines trancher des gorges de leurs poignards incurvés qui luisaient à la lumière du brasier. Je ne peux pas vous décrire toutes les scènes que j’entr’aperçus au cours de notre fuite à travers le village. Personne ne devrait jamais être témoin des atrocités auxquelles j’assistai cette nuit-là.

À travers la fumée et les flammes, je compris que mon père prenait la direction du mont le plus proche. Mais, alors que nous approchions du couvert de la forêt et des collines, nous aperçûmes subitement, juste devant nous, un rang désordonné de cavaliers. Regards fixes et féroces, longues barbes hirsutes, vêtements sales et en lambeaux, ils ne ressemblaient en rien aux hommes de notre tribu. Ils brandirent leurs dagues dans notre direction. Ils avaient bloqué la seule issue évidente par laquelle nous pouvions nous échapper. Partout autour, des villageois épouvantés se précipitaient dans la gueule du loup. Lorsqu’ils prirent conscience de cette embuscade, ils firent volte-face en poussant des cris. Cette atmosphère de chaos et de terreur était renforcée encore par des rafales de coups de feu.

Au moment où nous nous retournâmes pour rebrousser chemin, mon père appela ma mère d’une voix désespérée. Dans toute cette panique, nous l’avions perdue. Je me retrouvais à présent seule avec lui. Nous courions, courions… Je sentais bien qu’il me pressait d’aller plus vite, encore plus vite. Mais je trébuchai et tombai à terre. Ma chatte, je m’en souviens, bondit hors de mes bras. Et pendant que j’essayais tant bien que mal de me relever, l’un des Mourahilines m’agrippa l’épaule.

Mon père bondit sur lui et parvint, en luttant, à le projeter à terre. Je le vis lui assener des coups sur la tête. L’homme ne s’en releva pas. Mon père me saisit par les bras et m’entraîna à l’écart des combats. Il allait si vite que j’avais l’impression que mes jambes étaient réduites en bouillie par les pierres tranchantes. Mais je me moquais de cette douleur.

— Cours, Mende, cours ! Le plus vite possible ! hurla mon père. Si les Arabes veulent t’enlever, ils devront d’abord me tuer !

Nous nous précipitâmes vers l’autre extrémité du village. Mais j’étais à présent vraiment épuisée. Je m’affaiblissais de plus en plus. Subitement, un troupeau de bétail qui fuyait l’incendie nous percuta et je tombai une seconde fois. Je sentis les sabots qui piétinaient mon corps recroquevillé sur le sol. Je crus véritablement que ma dernière heure était arrivée.

Au loin, j’entendis la voix de mon père qui criait :

Mende agor ! Mende agor ! Où es-tu, Mende ? Où es-tu, Mende ?

Sa voix semblait brisée par le chagrin. J’essayai de l’appeler à gorge déployée, mais la douleur et la poussière m’étouffaient. Je ne parvins à émettre qu’un murmure éraillé.

Ba ! Ba ! Ba ! croassai-je. Papa ! Papa ! Papa !

Mais mon père ne pouvait pas m’entendre. Tandis que je restais allongée, pétrifiée, le visage mouillé de larmes, appelant éperdument mon père au secours, un homme me saisit par-derrière. Il me cloua au sol. Sa barbe de plusieurs jours piquait ma nuque et son haleine empestait.

Je savais que mon père n’était pas loin, qu’il me cherchait avec l’énergie du désespoir. Je tentais de l’appeler. Mais l’homme m’en empêcha de sa patte sale.

— Ferme-la ! siffla-t-il en arabe. Ferme-la et ne bouge pas ! Si tu continues à crier, les autres vont te trouver et te tuer.

Il me releva et me fit traverser le village. À la lumière des cases en feu, je distinguai le poignard incurvé et le revolver qu’il portait à son ceinturon.

Tandis qu’il m’emmenait, je suis sûre d’avoir entendu mon père crier une fois de plus :

— Mende ! Mende !

Mon père était l’homme le plus courageux du monde. Je savais qu’il aurait tout fait pour me sauver s’il avait réussi à me retrouver, y compris se battre un à un contre tous les Mourahilines qui avaient envahi le village. Je voulais hurler : «  Ba ! Ba ! Je suis ici ! Je t’entends ! » Mais la main de l’homme tenait ma bouche close.

Le village brûlait autour de nous, des cris résonnaient de toutes parts. Je vis des femmes nubas allongées sur le sol, plaquées par des bandits qui les violentaient. De l’air émanait une puanteur où se mêlait l’odeur des flammes, du sang et de la terreur.

Tandis que nous nous éloignions, je priai Dieu : «  Oh, Allah, je vous en supplie, sauvez-moi, je vous en supplie, sauvez-moi. » Je l’implorai aussi de sauver ma famille. Sans répit, pendant que mon ravisseur m’entraînait dans la forêt, je priai Dieu de nous venir en aide à tous.

Le village en flammes derrière nous, nous atteignîmes la lisière de la forêt. Sous les arbres, une trentaine d’enfants se pressaient les uns contre les autres. D’autres Mourahilines ne cessaient d’arriver, amenant tous des jeunes garçons et des jeunes filles nubas. Leurs vêtements et leurs poignards étaient ensanglantés et leurs visages exprimaient le mal absolu. Ils se rapprochaient en psalmodiant à tue-tête : «  Allah Akbar ! Allah Akbar ! Dieu est grand ! Dieu est grand ! »

J’ignorais totalement si un membre de ma famille avait pu leur échapper ou s’ils avaient tous été assassinés pendant la razzia. J’ignorais totalement quel sort me serait réservé. Mais voilà comment s’acheva ma merveilleuse petite enfance et comment débuta ma vie d’esclave.

PREMIÈRE PARTIE

Une enfance nuba

1

Ma maison

À ma naissance, mon père choisit de me prénommer Mende. Dans notre langue, mende signifie gazelle, le plus bel animal des monts Nuba, le plus gracieux aussi. J’étais le cinquième et dernier enfant de mon père, qui me considérait comme la plus jolie petite fille de la terre. Notre village s’adossait à un gigantesque rocher qui dominait toutes les cases. Derrière ce rocher s’élevaient les montagnes, très haut vers le ciel. En fait, le village était encerclé par des monts. Une fois qu’on en était sorti, un quart d’heure de marche suffisait pour se perdre dans les collines.

Notre «  maison » était composée d’un enclos rectangulaire à l’intérieur duquel deux cases de pisé se faisaient face. Nous l’appelions le shal. Un mur, composé de poteaux en bois entrelacés de paille, clôturait le shal. Deux bancs étaient disposés près des cases. C’est là que nous prenions place le soir, autour d’un feu, pour échanger des plaisanteries et raconter des histoires. Autour du shal, il y avait une cour beaucoup plus vaste, appelée tog. La barrière du tog, construite au moyen de branches d’arbres, droites et solides, se dressait à hauteur du toit d’une case. J’imagine que le shal ressemblait à peu près à une maison occidentale, et le tog au jardin qui l’entoure. Nos moutons et nos chèvres vivaient dans le tog. Nous devions prendre bien garde de les empêcher d’entrer dans le shal, pour qu’ils ne volent pas nos vivres.

J’occupais une case avec mon père et ma mère. Elle était meublée de trois lits, un pour chacun d’entre nous. Les cadres étaient en bambou et les matelas cordés, fabriqués avec de l’écorce de baobab. Mon père dormait toujours près de la porte pour nous protéger. Comme la forêt et les collines toutes proches grouillaient de serpents et de hyènes, j’avais très peur que ces bêtes s’introduisent dans la maison et m’enlèvent. Tous les soirs, je quittais mon lit pour aller me nicher contre mon père, bien à l’abri. Pendant la saison des pluies, nous laissions un feu brûler au centre de la pièce pour ne pas souffrir du froid, la nuit. Une grosse pile de petit bois sec était entassée à côté. Quand cette réserve était épuisée, nous devions aller ramasser du bois humide dans la forêt. Le feu avait alors du mal à prendre et enfumait l’intérieur de la hutte.

L’un de mes premiers souvenirs est celui de la petite chatte que m’offrit mon père. Son pelage brillant était noir d’encre. Je l’appelai Uran – ce qui signifie «  noiraude ». Uran devint une grande tueuse de souris, ce qui nous divertissait tous beaucoup. La nuit, lorsque je me faufilais dans le lit de mon père pour dormir, Uran sautait sur moi. Du coup, mon père se réveillait.

— Tu es déjà dans mon lit, disait-il de sa voix somnolente. Tu crois que j’ai assez de place pour dormir aussi avec ta chatte ?

— Bien sûr, répondais-je en pouffant de rire.

— Écoute, si tu veux dormir avec Uran, va dormir dans ton lit, bâillait-il.

Je refusais toujours. C’est alors que ma mère nous interpellait, de l’autre côté de la hutte.

— Viens ici, Mende, mon lit est assez grand pour nous trois.

— Non, protestais-je. Je veux dormir ici avec mon père.

Ainsi commençait le jeu des lits musicaux. J’apportais Uran à ma mère, je la lui laissais et je courais m’allonger de nouveau près de mon père. Mais Uran bondissait tout de suite du lit de ma mère et se précipitait sur nous. À présent, mon père, réveillé, riait aux éclats.

— Très bien, soupirait-il. Va dormir avec ta mère. Uran dormira avec moi.

— D’accord, Ba.

Je savais parfaitement comment cette plaisanterie allait se terminer.

Je m’approchais du lit de ma mère et Uran fusait une nouvelle fois dans l’autre sens et ressautait sur nous. À ce stade, nos rires faisaient trembler les murs de la hutte.

— Quoi qu’on fasse, Uran veut dormir avec toi, concluait mon père.

Il allait alors chercher mon petit lit de l’autre côté de la hutte et le plaçait près du sien. Je dormais ainsi auprès de lui, et Uran auprès de moi. Comme cela, tout le monde était content.

D’un côté de notre cour, il y avait trois grands silos à grain coniques, des durs. Chacun possédait une petite ouverture en hauteur, juste assez large pour laisser passer un corps d’homme. On ne pouvait y entrer qu’après avoir grimpé à une échelle et s’être inséré dans le trou au prix de multiples contorsions. S’il était creusé là, c’était pour empêcher les rats et les chèvres de pénétrer dans le silo. Le dur nous permettait de garder le grain au sec, si bien que nous en avions assez pour tenir d’une récolte à une autre. Lorsque nous avions besoin d’un peu de grain, mon père plongeait dans le dur. Il en remplissait une calebasse et la tendait à mon frère, Babo, posté devant l’entrée du silo, perché sur l’échelle. J’attendais en bas pour la lui prendre des mains.

Ma sœur aînée, Shokan, vivait dans un enclos voisin avec son mari et ses enfants, comme mon autre sœur, Kunyant. Mes frères, Babo et Kwandsharan, vivaient à l’extérieur de l’enceinte familiale dans l’holua, la maison des hommes. Chaque famille possédait son propre holua, où les hommes célibataires mangeaient et dormaient ensemble. À l’heure dite, mon père s’y rendait pour partager son repas avec eux.

Il hélait tous nos parents de sexe masculin pour qu’ils se joignent à lui : «  Venez manger avec nous ! Venez boire le thé ! » Mes oncles et mes tantes vivaient tous assez près de notre maison pour l’entendre crier. Notre tradition accorde une grande importance au fait de ne pas se restaurer seul. Quel que soit le repas, on le partage avec quiconque se trouve là à l’heure où il a lieu. Il peut s’agir d’un membre de la famille, d’un voisin du village, d’un visiteur d’une autre tribu, ou même d’un étranger. Peu importe. Tous ceux qui sont assez près pour entendre l’invitation sont les bienvenus. Ma mère avait peut-être grillé du sorgho et des cacahuètes sur le feu pour les piler ensuite en une pâte délicieuse. Ou bien elle avait cuisiné un savoureux kal, purée de sorgho bouillie à l’eau et au lait, ou un wag, ragoût de légumes et de viande au curry.

Je vivais dans une communauté très soudée. Nous n’avions que de rares secrets et besoin de peu d’intimité. Lorsque j’étais petite, j’allais faire mes besoins juste derrière la cour. Vers six ans, je commençai à me rendre dans un coin spécial de la brousse, qui servait de toilettes aux adultes. Accroupie derrière un arbuste, les fesses chatouillées par les brins d’herbe, j’attrapais la feuille la plus proche pour m’essuyer. Mais, lors de la saison des pluies, les feuilles étaient trop dures pour être arrachées à l’arbre. Je me munissais alors d’une poignée de palmes de raphia sèches. Ce système présentait néanmoins un inconvénient d’un autre genre : les feuilles de raphia ont des bords très acérés et il arrive qu’on se retrouve avec des coupures dans des endroits très gênants.

Un matin, j’étais encore toute petite, je partis me soulager dans la brousse, accompagnée de mon amie, Kehko. Elle s’approcha d’un arbre et moi d’un autre. Nous venions de nous accroupir quand Kehko me cria :

— J’entends quelque chose remuer, Mende. Tu penses que c’est quoi ?

— Sans doute une souris, criai-je à mon tour.

Mais subitement apparut un énorme serpent. Kehko l’aperçut juste avant moi et se mit à pousser des hurlements. Puis je le vis à mon tour, ondulant dans les herbes. Kehko se releva d’un bond et se mit à courir – son pipi lui coulait le long des jambes. La situation aurait été hilarante si nous n’avions pas été aussi effrayées. Il ne me restait plus qu’à filer. Comme une flèche, je bondis hors des broussailles et pris mes jambes à mon cou. Les fesses à l’air, j’effectuai un sprint des plus inconfortables. Une fois assez éloignées du serpent, nous nous arrêtâmes et nous effondrâmes, mortes de rire. Après cette mésaventure, Kehko et moi décidâmes de ne plus jamais retourner dans ce coin de brousse.

Derrière notre maison, nous avions un potager dans lequel nous cultivions du maïs et des légumes, comme les haricots et les potirons. En octobre, avec l’arrivée de la saison des pluies, le maïs gonflait et devenait juteux. J’avais une passion pour les épis de maïs grillés sur le feu, agrémentés de beurre fabriqué à la maison. Quand nous avions épuisé tous les légumes du jardin, nous laissions les chèvres se repaître des tiges et feuilles restantes.

Chaque jour, c’était à nous, les filles, d’aller chercher l’eau et le petit bois dans la montagne. Notre marche durait jusqu’à deux heures, sur d’étroits sentiers qui serpentaient dans la forêt. Comme les collines pullulaient de serpents et de bêtes sauvages, nous essayions toujours de convaincre une partie des garçons de nous accompagner pour nous protéger. Parfois, lorsque nous atteignions le trou d’eau, munies de nos jarres en argile, nous y trouvions des filles déjà arrivées d’un autre village. Souvent, nous nous disputions pour savoir qui remplirait sa jarre la première. Très vite, les injures volaient : «  Tu es laide ! » «  Tu es paresseuse ! » «  Tu es une menteuse ! »

Puis nous en venions aux mains. En fait, c’était seulement pour rire. Mais j’appelais toujours mon frère Babo à la rescousse.

— Mende, viens te placer derrière moi, m’ordonnait-il. Et maintenant, si quelqu’un veut toucher Mende, il devra d’abord me passer sur le corps.

Lorsque les pluies arrivaient enfin, après la longue saison sèche et torride, tous les enfants se précipitaient dehors pour danser d’allégresse en entonnant la chanson de la pluie : Are coucoure, Are konduk ducre – la pluie arrive, trop de pluie. Nous agitions nos mains au-dessus de nos têtes et dansions en farandole sous l’averse chaude et bienfaisante. C’était toujours un moment d’intense soulagement, car la pluie signifiait que la récolte serait bonne et que nous aurions de quoi manger à notre faim cette année-là.

Alors que j’avais six ans, la pluie nous fit défaut pour la première fois de ma vie. Nos récoltes se flétrirent et moururent. Les vivres commencèrent à nous manquer. Semaine après semaine, la situation empirait. Les villageois étaient de plus en plus affamés et le désespoir s’emparait d’eux. Bientôt tous les enfants devinrent faméliques et maladifs, et certains vieillards moururent d’inanition. De toute ma vie, je n’ai jamais eu aussi faim.

Puis un jour, j’aperçus un spectacle stupéfiant : un énorme nuage de poussière qui tourbillonnait sur la vieille piste montant en épingle du fond de la vallée. De ce panache émergea une caravane de camions blancs luisants. Une ou deux fois auparavant, j’avais vu un vieux camion monter en ahanant vers notre village. Mais le spectacle de ce convoi étincelant était totalement inédit. Je me rendis compte qu’il se dirigeait vers la place du marché, au centre du village. Je me précipitai là-bas et vis deux hommes descendre du véhicule de tête. À ma grande stupéfaction, je constatai que ces individus avaient des peaux pâles et blanches. C’était la première fois de ma vie que je voyais un Hawaja, un homme blanc. Je restai plantée là, au milieu des autres enfants du village, à fixer ces Hawajas sans comprendre d’où ils pouvaient bien sortir. À nos yeux, ils avaient tout l’air de fantômes.

Ils remontèrent le long du convoi pour indiquer aux conducteurs l’endroit où ils devaient décharger leurs camions. Les jeunes gens du village se précipitèrent pour les aider à transporter les gros sacs, les tonneaux d’huile de cuisine, les médicaments et les couvertures dans un bâtiment vide tout proche. Chaque famille eut droit à une couverture, un sac de lentilles, un bidon d’huile et quelques graines de sorgho à planter l’année suivante. Mon père fit la queue, pendant que nous dévorions les Hawajas des yeux. Puis nous rentrâmes à la maison. Mon père portait le sac de lentilles, ma mère l’huile et moi, la grande couverture.

— Ces Hawajas sont des gens très bons, déclara mon père d’un air souriant sur le chemin de notre case. Ils arrivent de loin, de très loin, parce qu’ils savent que les pluies ne sont pas venues et que nous sommes affamés. Alors que les Arabes ne nous aident pas. Et pourtant, ils partagent le même pays que nous.

Toute l’année, des convois de camions franchirent le col de la piste qui serpentait à travers la montagne afin de nous apporter de l’aide supplémentaire. Il s’avéra que ce soutien venait d’Amérique, si bien que tout le monde louait la grande bonté du président Bush (le père de l’actuel président) de nous aider ainsi. L’une des femmes de notre village décida même d’appeler son fils «  Bush ». Le bébé était né en pleine famine. Du coup, une espèce d’épidémie se répandit et tout un chapelet de petits garçons de notre village furent prénommés Bush. Après quoi, certaines femmes voulurent donner à leurs filles le prénom de la femme de Bush, mais personne ne réussit à le découvrir. Une autre femme composa une chanson à la gloire du président Bush, qui devint si vite populaire qu’on entendait les femmes la chanter pendant qu’elles travaillaient. Je ne me souviens pas des paroles exactes, mais elle disait quelque chose comme ça :

Bush, Bush, Bush, Bush,
Bush est très bon,
Il apporte aux Nubas
Des lentilles et de l’huile
Sans Bush
On serait tous morts,
Bush, Bush, Bush, Bush.

L’une des pires conséquences de la famine fut que presque tout notre bétail périt. Dans les monts Nuba, les vaches comptent beaucoup, elles témoignent de la richesse d’un homme. On entendait les villageois commenter : «  Hum… cet homme est très riche. Regardez, il a plein de vaches. » Au total, mon père en possédait entre une cinquantaine et une soixantaine. Certains en avaient encore davantage, jusqu’à cent parfois. Durant la famine, beaucoup de nos vaches moururent. Des années furent nécessaires à mon père pour reconstituer son troupeau.

En temps normal, il revenait à Babo, le fils cadet, de veiller sur notre bétail. Quand il commença à fréquenter l’école, mon père fit appel à un garçon d’un village voisin. Il avait environ treize ans et s’appelait Ajeka. Ajeka portait une flèche et un ondo, instrument de musique composé d’une calebasse et de trois cordes. Pour tout vêtement, il n’avait qu’une ceinture de perles autour de la taille. Ajeka emmenait les vaches paître dans les champs ou la forêt et se promenait toute la journée en jouant tranquillement de l’ondo pour son propre plaisir. À la fin de l’année, mon père lui faisait cadeau d’une vache en guise de salaire annuel.

Le troupeau de vaches de mon père était parqué dans un enclos, appelé coh, situé à une dizaine de minutes de notre maison. Il était constitué de grosses branches d’arbres fichées dans le sol. Il y avait un grand coh réservé aux vaches adultes. De leur côté, les veaux disposaient de leur propre petit enclos, le cohnih, dont la traduction littérale est «  maison des petites vaches ». Ajeka et mes frères se levaient avant l’aube pour se rendre à l’enclos à bétail. Là, ils amenaient les veaux affamés à leurs mères. Dès que le lait commençait à jaillir du pis des vaches, les garçons écartaient les veaux et entreprenaient la traite. Ils laissaient un peu de lait pour les veaux et rapportaient le reste à ma mère.

Parfois, nous le buvions sur-le-champ, tout frais, encore tiède et délicieux. Ou alors, nous le mettions sur le feu afin de cuisiner un porridge au sorgho. Ou bien encore, on m’envoyait dans la cour avec un bol plein de lait jusqu’à l’endroit où une calebasse était suspendue à un poteau planté dans le sol, dont le sommet était fourchu. La calebasse était attachée par une corde à ce poteau. Je versais le lait par le petit trou du haut de la calebasse que je refermais d’un bouchon. Puis je la secouais d’avant en arrière, afin de baratter le lait. Je m’activais pendant cinq minutes, puis je me reposais, je secouais et je me reposais, je secouais et je me reposais, jusqu’au moment où j’avais séparé le babeurre du lait caillé. Nous avions alors de quoi fabriquer du beurre et du yaourt.

Les gens disaient que je ressemblais comme deux gouttes d’eau à ma mère. Elle était très mince et très, très belle. Mais j’avais des cheveux comme ceux de mon père, bien plus doux et plus longs que ceux de ma mère. Dans mes premiers souvenirs d’enfance, ma mère se déplaçait complètement nue. Durant les huit premières années de ma vie, personne dans mon village ne portait pour ainsi dire de vêtements. Puis ma mère commença à ceindre ses hanches d’un court morceau de tissu coloré. Par temps froid, il lui arrivait aussi de s’envelopper les épaules d’une couverture. Je n’ai jamais connu son âge exact, mais je lui donnais à peu près dix ans de moins que mon père. Dans notre tribu, les hommes épousaient toujours des femmes beaucoup plus jeunes qu’eux.

Ma mère avait le corps couvert de scarifications décoratives. Lorsqu’elle était encore petite, ma grand-mère avait passé des heures, munie d’une pierre tranchante, à inciser de jolis dessins géométriques sur sa peau. Ma grand-mère avait choisi de lui entailler la poitrine de spirales et de volutes, et l’abdomen de longues rangées de lignes droites. Je trouvais que ces cicatrices embellissaient beaucoup ma mère. Dans notre langue nuba, les scarifications s’appellent kell ou marques de beauté. Les hommes comme les femmes en portaient. La cicatrice la plus somptueuse de ma mère ornait l’une de ses joues, telle une flèche à trois têtes. Ma grand-mère avait coupé sa peau jusqu’à ce que le sang dégouline le long de son visage.