Odile : la culpabilité de l’innocente
Odile est une jeune femme de 33 ans. Elle est plutôt forte, très brune, les cheveux courts mais abondants et frisés. De prime abord, elle ne paraît pas très féminine, ou plutôt elle s’interdit de montrer et de mettre en valeur sa féminité. Son visage, malgré un sourire quasi permanent, laisse percevoir l’empreinte d’une grande souffrance. Il est vrai qu’en la voyant j’ai eu un peu de mal à déceler chez elle la fraîche fluidité printanière d’une jeune femme de 33 ans. Je lui aurais aisément donné dix ans de plus.
Comme la beauté, la jeunesse ou la vieillesse d’une personne n’est pas automatiquement fonction de son âge biologique, de la somme numérique des années. Certains sont jeunes physiquement mais semblent vieillis, délabrés, fatigués par le stress et les tourments. D’autres, pourtant plus avancés en âge, dégagent au contraire une luminosité jeune et chatoyante. La paix intérieure apparaît comme étant le meilleur rempart contre les déferlements agressifs du temps.
Par ailleurs, il m’a été donné à maintes reprises d’observer que la jeunesse ou la vieillesse d’une personne au niveau de son visage dépend, hormis son bon ou mauvais moral, de son âge psychologique, mental. Cela signifie que ceux qui ne paraissent pas plus vieux ou qui semblent même plus jeunes que leur âge sont ceux qui ont pu conserver en eux certains pans de leur enfance et de leur adolescence.
Lors de notre premier entretien, Odile se montre très souriante, rieuse même par moments, sans motif apparent. Je trouve cela un peu incongru, déroutant, chez une patiente censée décrire les motifs et le contexte de sa dépression et de sa souffrance.
J’ai du mal à me contrôler et à garder plus longtemps le silence, malgré la règle essentielle de la neutralité bienveillante. Je lui fais donc part de ma surprise de l’entendre rire pratiquement au bout de chaque phrase alors qu’elle était venue m’exposer ce qui rendait sa vie insupportable.
Odile me répond sans hésitation : « Si je ne riais pas, j’éclaterais en sanglots… et je n’aime pas ça. » Elle continue à m’expliquer, tout en riant : « Ça va. On pourrait dire que tout va bien en fait. On n’a aucun problème sérieux, réel, grave. On est tous en très bonne santé. On forme un couple soudé et solide. Depuis quelques mois, on habite dans une maison qu’on apprécie. On a de beaux enfants. On ne souffre d’aucun problème de travail, ni de souci d’argent. On pourrait dire qu’on est heureux et que rien ne nous manque ! »
À ce stade de ses confidences, je souligne déjà deux points significatifs. En premier lieu, elle utilise toujours le pronom impersonnel « on » pour parler d’elle-même. En second lieu, elle cherche à taire sa vraie souffrance. Odile fait partie de ces femmes sans bagage intellectuel particulier mais naturellement douées d’une fine sensibilité, ainsi que d’une intelligence affective remarquable. (Le cœur et l’intellect n’entretiennent pas forcément des relations harmonieuses.) Elle saisit donc très rapidement le sens et l’enjeu de mon interprétation, sans me demander de la lui répéter une seconde fois. Elle reprend :
« C’est vrai, ça ne va pas du tout et je ne sais pas pourquoi. J’en ai ras-le-bol, de tout. C’est l’accumulation de petites choses qui traînent depuis longtemps. On essaie d’y réfléchir, oh pardon, j’essaie d’y réfléchir, mais je n’y arrive pas. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai du mal à me concentrer, à voir clair en moi. On tourne en rond et on n’arrive pas à s’en sortir. J’ai perdu toute motivation, tout désir, toute envie. Je traîne et je m’ennuie. Le temps ne s’écoule plus, il est ralenti, un seul jour me paraît une éternité. Je suis triste et je pleure souvent sans comprendre exactement pourquoi. Ces derniers temps, je me sentais drôlement irritable, énervée, agacée, agressive, pour tout et rien, je ne sais pas pourquoi. Je n’arrivais plus à m’endormir. Dans la journée je me sentais crevée; j’avais beaucoup de mal à m’occuper de moi-même, des enfants et de la maison.
« Je suis fatiguée alors que je ne travaille pas. Enfin, la semaine dernière, j’ai fait une grosse bêtise dont je me sens très coupable : j’ai avalé toute ma boîte de somnifères sur un coup de tête. J’en aurais bien pris d’autres, mais il n’en restait plus. Je ne sais pas si j’avais vraiment envie de mourir. Je voulais peut-être qu’on me laisse tranquille dans mon coin, qu’on me laisse dormir pour que je puisse retrouver enfin le silence et la paix en moi. Mais pourquoi je dis “retrouver” ? Non, je veux dire pour “trouver” le calme en moi. Pourtant je devrais être une femme comblée, heureuse. Beaucoup de personnes autour de moi en sont convaincues. Certaines femmes doivent me jalouser et avoir envie d’être à ma place. Mon mari est adorable. Nous sommes très fusionnels tous les deux. Je l’aime et il m’aime. On s’entend très bien. Nos enfants sont très mignons. On a une belle maison, aucun souci d’argent, alors je ne comprends rien!»