1.
— Léa Delmas, acceptez-vous de prendre pour époux François Tavernier, ici présent ?
— Oui.
Au lieu de la joie escomptée, l'angoisse envahit la jeune femme et tout se brouilla dans son esprit.
... elle entendait les vociférations des soldats allemands... le rire fou de Sarah... la musique de leur dernier tango Adios muchachos, compañeros de mi vida... la voix d'Ernesto : Che, Léa...
Pourtant, cet homme-là, auprès d'elle, c'était peu dire qu'elle l'aimait ! Sans lui, la vie ne lui paraissait tout simplement pas possible. Elle avait pris conscience de la vigueur de son amour là-bas, en Argentine, quand, marié à Sarah pour l'aider dans sa traque des criminels nazis, il avait eu envers cette femme un geste de tendresse. Devant la souffrance éprouvée, elle avait compris que c'était avec lui, et avec nul autre, qu'elle avait envie de vivre, de tout partager. Près de lui, la jolie fille fantasque et coquette était devenue une amante attentive. Non seulement c'était un amant merveilleux, mais il était le seul à apaiser ses peurs, à lui faire entrevoir un avenir heureux. Alors, pourquoi ces images de sang et de haine ?... Pourquoi cette épouvante qui la faisait trembler ?... Et cet air lancinant qu'elle ne parvenait pas à chasser : Adios muchachos... ?
Le père Henri la regardait d'un air surpris ; c'était inhabituel qu'une jeune épousée fredonnât pendant la cérémonie de mariage. Plus inhabituel encore, cet air absent, indifférent même, dont elle n'était sortie qu'un bref instant, quand l'alliance avait glissé le long de son doigt, poussée brutalement par François comme pour dire : « Tu es à moi. » Celle du marié avait eu du mal à passer.
Avant de quitter la basilique de Verdelais, Léa s'était recueillie un court instant devant la petite sainte qu'elle aimait tant : Exupérance. La jolie poupée de cire aux yeux clos était toujours là, immuable.
— Merci, murmura-t-elle en touchant le verre de la châsse.
Ses yeux avaient alors rencontré ceux de son mari et ce qu'elle y avait lu lui avait redonné sa force un instant perdue.
Blottie contre François, Léa avait cligné des yeux sur le parvis. Après la pénombre du sanctuaire, la lumière blanche de l'été blessait. Malgré la chaleur et les applaudissements d'une petite foule venue voir la mariée, elle avait frissonné. François, le visage durci, avait resserré son étreinte. Ensemble, ils revoyaient cette poursuite sous les arbres de la place, les tractions noires emportant les otages... leurs amis emprisonnés, torturés, morts...
— C'est fini maintenant, je te promets que c'est fini, lui dit-il avec tendresse.



On était à la fin d'août 1947, il faisait beau, les vendanges, si le ciel continuait à se montrer clément, s'annonçaient exceptionnelles. Malgré les difficultés matérielles, les restrictions toujours en vigueur, Montillac, grâce à Alain Lebrun, redevenait peu à peu une exploitation prospère. Françoise était rayonnante avec son bébé dans les bras ; Pierre avait bien accueilli sa petite sœur, tout en regrettant que ce ne fût pas un garçon. Charles, le fils de Camille et de Laurent d'Argilat, avait beaucoup grandi. C'était un enfant calme et réfléchi qui prenait très au sérieux son rôle de parrain d'Isabelle. Il avait pleuré de joie en se jetant dans les bras de Léa : « Tu ne t'en iras plus, tu vas rester avec nous, maintenant ? » Lisa de Montpleynet se remettait de la mort de sa sœur Estelle ; presque chaque jour, à petits pas de plus en plus lents, elle allait lui rendre visite au cimetière de Verdelais. Ruth était redevenue telle qu'elle était avant-guerre, la présence des trois enfants lui avait redonné le goût de vivre. Mme Lefèvre était morte peu après le départ de Léa pour l'Argentine. À l'annonce par Françoise du mariage de celle qu'il aimait toujours, Jean Lefèvre avait quitté le pays ; il avait confié son domaine à un métayer.


A bord du Kerguelen, Léa avait appris qu'elle était enceinte. Elle s'était reproché sa désinvolture face aux précautions que voulait lui imposer François. C'était bien tard pour se lamenter ! Bah, elle se marierait plus tôt que prévu. N'était-ce pas là le souhait de son amant ? Il serait sûrement ravi à la nouvelle de sa future paternité... Mais il lui avait semblé que son cœur s'arrêtait et qu'un froid immense la pénétrait. Était-il bien le père de son enfant ?... Après la mort de Sarah, Léa avait été prise d'une frénésie sexuelle qui comblait François... et surprenait Ernesto. Tavernier avait parfois croisé le jeune étudiant dans les couloirs de l'hôtel Plaza et avait cru au début qu'il s'agissait d'un simple flirt, jusqu'au jour où il les avait surpris dans une tenue sans équivoque. « La garce ! » avait-il pensé, presque amusé, tout en refermant la porte. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que François avait été saisi d'une grande colère. Revenant dans la chambre, il avait trouvé Léa seule et lui avait administré une paire de gifles dont la violence l'avait jetée à terre. Elle s'était traînée derrière le lit en reniflant, les bras repliés devant son visage, comme une petite fille. Ce geste enfantin l'avait calmé. Il s'était laissé tomber sur le lit, envahi par une souffrance qu'il ne connaissait pas. Il savait qu'elle lui avait été infidèle ; mais ils ne s'étaient rien promis ; lui-même était le dernier à pouvoir lui adresser des reproches. Pourtant, allongé là, sur ce lit où tout à l'heure... Jamais il n'aurait imaginé connaître pareille douleur à cause d'une femme !... Léa ne pouvait s'intéresser à ce gamin, elle n'avait fait l'amour avec lui que par caprice, par désœuvrement, cela n'avait aucune importance. Aucune ! Alors, pourquoi souffrait-il tant en la revoyant enlacée dans les bras de l'autre ?... « Elle est à moi, pensait-il. Je ne veux pas que d'autres hommes la touchent... Je la connais dans l'amour, je sais comme elle se donne... Je ne peux supporter l'idée qu'elle... »