Avant-propos
Il ne faut jamais reprendre d’une main ce que l’on donne de l’autre.
L'enseignement de la philosophie dans les classes terminales des lycées est une bienheureuse exception française. Il fournit désormais à la plus grande partie d’une tranche d’âge la chance de s’initier aux techniques de l’argumentation et de découvrir une pratique de la réflexion ancrée dans une culture de plus de vingt-cinq siècles. Chance d’autant plus précieuse en un temps où la vitesse de la communication prime si souvent sur la patience du raisonnement, et où le culte de la nouveauté fait reculer la mémoire des héritages. Personne ne saurait donc discuter, aujourd’hui, cette pièce de choix si caractéristique de notre dispositif scolaire. Beaucoup de pays, même, nous l’envient ouvertement sans disposer, pour mettre en place un système analogue, d’un corps d’élite aussi pénétré de l’esprit de sa discipline que peut l’être, nourri par son histoire, celui de nos professeurs de philosophie.
Tout à la fois nécessaire et généreuse, l’offre de philosopher à dix-huit ans est cependant devenue singulièrement ambiguë.
D’un côté, elle demeure fort attrayante pour des jeunes gens qui, à l’âge d’accéder à l’exercice de la citoyenneté, sont conviés à soumettre au tribunal de leur propre raison tout ce qui, dans l’ordre de la connaissance aussi bien que dans celui de l’action, leur était apparu jusqu’alors bien plutôt comme le produit de la tradition ou de l’autorité. L'attente de la philosophie, en ce sens, reste forte : quoi de plus exaltant, en effet, au moment d’entrer dans le monde des adultes, que de voir ce monde exposer ses valeurs et ses principes à une exigence de justification et d’argumentation que le questionnement philosophique seul élève à la hauteur d’un art ? Il faut donc le dire clairement et fermement : tout ce qui pourra préserver, voire améliorer, les conditions de cette expérience unique sera un incontestable bienfait.
D’un autre côté, pourtant, la rencontre avec la philosophie ne s’accomplit pas sans engendrer des inquiétudes, ni, trop souvent, sans susciter ce qui s’apparente à un dépit. Comment en serait-il autrement quand, à l’épreuve de philosophie du Baccalauréat, qui sanctionne une année de découverte et d’apprentissage, la moyenne des notes obtenues par les candidats est, globalement, inférieure de quatre points à celle des autres disciplines ? Elle frise actuellement les 7/201. Dans les séries générales, 47 % des notes d’écrit, en philosophie, sont inférieures ou égales à 7, plus de 71 % inférieures à 10. Dans les séries technologiques, le pourcentage des notes inférieures ou égales à 7 monte à 55 %, celui des notes inférieures à 10 atteint 76 %. Pour donner un sens à ces données, on ajoutera qu’en mathématiques, dans les séries générales, seules 43 % des copies sont jugées inférieures à 10, et 19 % inférieures ou égales à 7, et que, même à l’écrit de français, le pourcentage des copies inférieures à 10 culmine à 59 % et que les copies inférieures ou égales à 7, dont le pourcentage n’atteint pas 17 %, sont près de trois fois moins nombreuses qu’en philosophie.
Affinons encore l’analyse, tant les chiffres ici parlent d’eux-mêmes. L'épreuve écrite de philosophie donne lieu, dans près de 28 % des cas, à une note fixée à 4, 5 ou 6 sur 20 — correspondant à une appréciation nettement défavorable. Ce pourcentage tombe à moins de 17 % en français, où le groupe le plus important de copies (42 %) est noté à 7, 8 ou 9 — formant ainsi un ensemble apprécié plutôt comme « moyen-faible » (il en va pratiquement de même pour l’histoire-géographie). Symétriquement, les franches réussites (copies supérieures à 12) frisent les 13 % en français, frôlent les 15 % en histoire-géographie, mais descendent à 9 % en philosophie. Pour accentuer encore le contraste et faire ressortir la singularité des résultats obtenus dans notre discipline, on notera qu’en mathématiques 13,5 % des copies seulement relèvent de l’ensemble noté à 4, 5 ou 6 et que 30 % des copies obtiennent plus de 12.
Nous reviendrons à la question de fond : quelles sont les finalités de notre enseignement de philosophie et quelles peuvent être, à son endroit, les attentes légitimes des futurs bacheliers ? Qu’on nous pardonne, cependant, de nous arrêter encore un instant à ces données bien matérielles et sans doute triviales, mais néanmoins cruciales pour les élèves. Ainsi, philosopher à dix-huit ans équivaut-il aussi, de fait, à vivre une bien étrange expérience, où la chance que pouvait constituer l’existence d’un enseignement en philosophie prend un tout autre visage. Philosopher au lycée, c’est certes s’initier à la pratique d’une réflexion plus libre. Mais c’est également avoir plus de deux chances sur trois, près de trois chances sur quatre, de recevoir, avec une note inférieure à la moyenne, le message que la philosophie s’est dérobée aux efforts qu’on a pu consentir, souvent avec passion, pour en acquérir les rudiments. La découverte, dans la plupart des cas, se solde par une incompréhension, sinon, pour près d’un tiers des élèves (plus de 32 % notés de 0 à 6), par le sentiment d’un échec cuisant.