CHAPITRE PREMIER
La question juive
« Je suis anti-juif parce que xénophobe. »
XAVIER VALLAT1
L'antisémitisme au Barreau
« Au barreau de Paris, il y a toujours eu une question juive2», écrivait en 1949 le bâtonnier Jacques Charpentier. Élu par les avocats de Paris à la tête de l'Ordre en 1938, il avait assumé cette fonction jusqu'en 1946. Esprit libre, homme de caractère, civiliste réputé, il avait fait preuve d'indépendance et de courage pendant l'occupation allemande. Écrivant ces lignes cinq ans après la Libération, Charpentier n'exprimait pas une opinion, il formulait un constat : au barreau de Paris régnait, avant-guerre, un antisémitisme traditionnel3.
Certes, l'égalité des droits entre avocats était un principe toujours affirmé au Barreau, tout comme l'égalité des citoyens dans la République. Depuis que la Révolution avait en 1791 émancipé les Juifs4, ils pouvaient accéder librement à toutes les professions. Et nombreux étaient ceux qui choisissaient celle d'avocat. La tradition juive de l'étude de la Loi n'était pas étrangère à ces vocations. Mais si les avocats juifs jouissaient au sein du Barreau des mêmes droits que leurs confrères, un subtil système de sélection et d'exclusion leur barrait la voie des honneurs et des responsabilités professionnelles.
Il en allait ainsi dès l'orée de leur carrière. À Paris, les jeunes avocats se mesuraient dans un concours d'éloquence, la Conférence du stage. Douze d'entre eux, réputés les plus brillants de la promotion de l'année, étaient choisis comme « secrétaires de la Conférence » par leurs prédécesseurs de la promotion antérieure. Dans cette pépinière de jeunes talents se recrutait la future élite du Barreau, promise aux grandes carrières judiciaires et politiques. En fait, selon une coutume inavouée mais toujours respectée, s'exerçait au sein de la Conférence du stage une sélection particulière à l'encontre des Juifs. Cette pratique était d'autant plus remarquable qu'elle était le fait de jeunes avocats à l'égard de confrères, comme eux stagiaires, mais juifs. Ainsi, d'année en année, l'antisémitisme traditionnel du Palais était reconduit et reproduit par le jeune Barreau lui-même. Jacques Isorni, premier secrétaire de la Conférence en 1936, a raconté plaisamment comment la règle fut méconnue par sa promotion :
« Le Palais, de majorité antisémite, avait toujours respecté, si on ose dire, le numerus clausus à l'égard des Juifs. Il y en avait toujours eu deux, pas un de plus, quel que fût le nombre des mérites. D'autre part, il n'y avait jamais eu de femme Premier secrétaire de la Conférence. Cette année-là, le candidat qui, par le talent, devait être nommé à la place de Premier secrétaire, était à la fois femme et juive. Un comble ! (...) Je me battis pour elle (...). C'était un sentiment de justice, peut-être un sentiment de dignité qui me faisait entrer en lice contre le racisme non écrit du Palais. En outre, trois autres Juifs devaient être également nommés parce que c'était juste (...). Nous avions quatre Juifs ! On était loin du numerus clausus... Sitôt parue, la liste me valut des commentaires insidieux ou franchement désagréables. Certains insinuèrent que j'étais un Juif de Florence5... »
La maturité arrivée, le moment était venu, pour l'avocat soucieux de considération professionnelle, d'être élu par ses confrères au Conseil de l'Ordre, gardien des traditions, défenseur des intérêts professionnels et juge disciplinaire du Barreau. L'antisémitisme du Palais trouvait dans ces élections une occasion de s'exercer. Bien des avocats juifs alliaient la compétence à l'intégrité professionnelle. Mais rares étaient ceux qui étaient élus au Conseil de l'Ordre. Rien n'est plus révélateur à cet égard que le résultat des élections de juin 1939. Parmi les vingt-cinq membres élus au Conseil, on ne comptait aucun avocat juif6. En revanche y figurait Xavier Vallat, antisémite notoire, qui sera nommé en 1941 Commissaire général aux Questions juives du gouvernement de Vichy. Député d'extrême droite, il avait fait scandale en attaquant Léon Blum, devenu Président du Conseil des ministres, le 6 juin 1936, à la tribune de la Chambre : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain va être gouverné par un Juif7... » Quelques jours plus tard (le 24 juin), Xavier Vallat avait été élu par ses confrères membre du Conseil de l'Ordre. Cette élection était d'autant plus significative que ni ses mérites professionnels, ni son ancienneté ne paraissaient de nature à appeler pareille consécration8.