CHAPITRE PREMIER
Toute petite déjà, je menais une double vie. La vraie vie, je ne la supportais pas. Je la voyais comme une mare de boue dans laquelle on se débat, avec des gens tout autour qui vous tendent la main. Mais ils sont toujours trop loin, même en semblant tout près, même quand ils vous effleurent des doigts. C'est affreux de se noyer quand même, avec quelqu'un qui vous touche, et pire encore peut-être : qui vous aime. Bien terrorisée par les faits d'ici-bas, en particulier par l'amour, j'aurais pas survécu si j'avais pas mené une existence parallèle, dans un genre d'au-delà où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Les autochtones y étaient virtuels ; leurs sentiments, éternels. Aussi loin que remontent mes souvenirs, des bandes-vidéo se sont dévidées dans mon cerveau à longueur de journée, pleines de scènes et de personnages pas forcément existants, comme les rêves des gens la nuit. Avoir une vie de rêve en étant éveillée, j'ai vite compris que c'était un luxe, un luxe qu'il ne fallait jamais partager. D'ailleurs, il n'y avait pas la moindre chance pour qu'on m'aime ou qu'on me désire : en bas, je n'y étais pas vraiment. Personne songeait à cambrioler ma tête, j'avais l'air trop absente, et ça tombait bien : je vivais en pensée comme avec un fusil posé sur les genoux devant la porte ; le premier qui m'aimait, il était mort.
J'ai commencé par me débarrasser soigneusement de tous les gens qui voulaient mon bien. Il y en avait un paquet. J'étais orpheline. Paradoxalement, on ne peut pas naître plus entourée. C'est affolant de voir le nombre d'humains que le soi-disant pathétique excite, comme la charogne le vautour, sauf que la bestiole est lucide quand l'humain croit faire le bien, tout goinfré pourtant de la vie des autres. Chaque dimanche, immanquablement, j'étais couvée du regard par un tas de candidats qui voulaient m'adopter. Ils avaient des cœurs-calendrier, six jours « je m'en fous », un jour « je me dévoue ». Je les aurais presque plaints. L'amour, chez moi, c'est quand ça ne faillit pas.
Là où j'étais placée avec mon frère, on voyait débarquer ces parents d'infortune comme des bêtes sauvages regardent des clients de zoo. On avait bien acéré nos griffes, et en se lustrant les pattes obstinément, on pensait en toute sincérité : « Essaie donc de franchir mes barreaux, tu t'en souviendras toute la vie ! » On se tenait prêts à les déchiqueter en trois phrases. Eux, ils avaient bien briqué la voiture, bien rempli les papiers pendant les mois d'avant, mais ils avaient pas de mots pour nous faire chaud dans le cœur. Ça ne s'invente pas. Souvent, ils venaient après avoir bouffé l'hostie de onze heures avec une ultime prière, et ils s'avançaient comme des canetons, en se dandinant, en jetant un œil à droite à gauche, des fois qu'en croisant le regard d'un des mômes, ils aient une chance d'être adoptés eux-mêmes. Ces gens-là voyaient vraiment le monde à l'envers, tout tordu sur le modèle de leur cerveau malade. Ils n'étaient pas conscients que nous, l'amour, on n'en voulait pas. On avait assez souffert comme ça de la vie, avec ses sentiments qui passent devant et se barrent, comme des feuilles follettes dans le cours d'une rivière. Et puis, ils s'en remettaient au ciel, pour que leur demande « aboutisse », comme ils disaient, un mot dégoûtant déjà, qui laisse augurer d'un avenir sale. Mais, ils avaient aucune chance. Même en tournant bigots, ils y auraient jamais leurs racines, là-haut. Pas comme nous. Nous vivions tous en communication permanente avec le Bon Dieu. Le soir, on priait, et ce n'était pas pour obéir aux Saintes Sœurs de la Commeauche, mais pour parler à nos parents. On entendait tous leur même réponse, à l'unisson, comme s'ils se connaissaient entre eux : « Te laisse pas adopter ! Gare aux traîtres ! », et nous, on répondait en cœur dans notre tête, sans nous consulter, tous la même chose aussi : « Vous inquiétez pas ! Avec vous, c'est pour l'éternité. » De l'amour moins fort, on ne voulait pas en voir l'ombre planer sur notre vie. Le sentiment moyen, qui s'emprunte et qui se revend, ça nous intéressait pas du tout. Au septième jour, quand on entendait les pneus des guignols crisser sur les graviers, après l'office du matin, on se regardait en rigolant. Par la suite, je ne changerais pas. J'ai attendu toute ma vie que le spectacle s'arrête, mais il a continué.