Jeudi 1er janvier, dix heures du soir. Hier nous avons dîné ou “réveillonné”, ma mère, Pierre et moi, chez Jeanne Lloan, à Fleurance. Tout s’est très agréablement passé, à ceci près que ma mère, désormais, ne mange à peu près rien, ce qui complique un peu et attriste la marche des repas, et qu’elle souffre terriblement d’acouphènes, un mal douloureux et pénible contre lequel il n’existe, paraît-il, aucun traitement. Néanmoins il est bien heureux qu’elle puisse encore, à son âge et dans son état, aller dîner chez des amis, et longuement, et en revenir enchantée de sa soirée.
Je suis effrayé de ce que nous coûtons à cette pauvre Jeanne, qui certainement ne roule pas sur l’or. Non seulement elle avait apprêté pour nous, autour d’une table de fête, un dîner somptueux et nécessairement ruineux, mais elle nous a couverts de cadeaux, moi par exemple d’une veste ou surveste de chasse ou de promenade, idéale pour mes expéditions canines à la rivière et telle qu’on en aperçoit entre les plus jolies pages publicitaires de Scottish Field ou de Country Life – tout à fait “mon genre”. Bref, je soupçonne avec affolement que cette soirée a très bien pu lui coûter quelque chose comme un mois de sa retraite, alors que c’est nous, c’est moi, qui devrions la couvrir d’or pour tous les services qu’elle nous rend.
À propos de coûts et de prix, je suis furieux contre la librairie Martin-Delbert d’Agen où j’avais acheté pour Jeanne, justement, la semaine dernière, la veille de Noël, quand nous étions allés là-bas faire des courses, un lourd et pesant livre d’art. Pour le faire apprêter en cadeau, il fallait faire la queue auprès de jeunes femmes qui se chargent d’envelopper et ficeler vos achats et auxquelles on remet en échange de ce service, dans une corbeille disposée à cet effet, quelques pièces ou petits billets – rite auquel nous nous pliâmes docilement, et qui me semble impliquer d’autant plus que le livre qu’on remet à ces demoiselles est destiné à être offert en présent que tous le processus est placé sous l’instance de la laide expression paquet-cadeau. Or quelle ne fut pas mon horreur, lorsque Jeanne déballa son présent, d’apercevoir bien en évidence, sur le livre, son prix : comme si personne, chez Martin-Delbert, n’avait pris soin d’apprendre à ces jeunes filles que l’usage, quand on fait un présent, est que le prix de l’objet en ait été retiré. Ce me semble le b.a.-ba du métier. Ou peut-être notre emballeuse a-t-elle commis un simple oubli ? Il m’a un peu gâché la soirée, bien que Jeanne, avec sa politesse coutumière, ait prétendu qu’elle n’avait rien vu (je m’étais précipité pour arracher l’étiquette inopportune).
Jeanne, depuis toujours, s’entend très mal avec sa sœur, célibataire comme elle, et qui habite la maison immédiatement voisine de la sienne, dans les faubourgs de Fleurance. Cette sœur paraît avoir un caractère impossible et ne cesse de dire à Jeanne tout ce qu’elle peut trouver de plus désagréable. Néanmoins Jeanne refuse de rompre avec elle et supporte tout de sa part au motif que cette sœur, plus jeune qu’elle, est, dit-elle, « le seul héritage que j’aie reçu de nos parents ».
Le soir de Noël les deux sœurs ont dîné ensemble – Jeanne avait, dans cette perspective, décliné notre invitation –, et comme d’habitude le repas s’est plutôt mal passé. Mais cette fois la pomme de discorde était… moi.
La sœur, en effet, contrairement à Jeanne, pratique beaucoup le Net et y a découvert (ce n’est pas difficile) toute sorte d’horreurs sur mon compte. Il faut dire que ces dames sont filles de républicains espagnols et que Jeanne, au moins – je l’ai certainement relevé déjà –, fut longtemps militante au parti communiste. Sa sœur s’est donc fait un plaisir tout particulier de lui révéler qu’elle recevait chez elle et allait voir chez lui un fasciste raciste antisémite de la plus belle eau. Bien entendu, les articles sur lesquels s’appuyaient ces révélations n’étaient pas inconnus de Jeanne, au moins dans leur esprit, puisque…
Vendredi 2 janvier, dix heures moins dix… … puisqu’il y a bientôt dix ans qu’elle se bat en ma faveur, idéologiquement, étant allée jusqu’à écrire pour ma défense à Josyane Savigneau. Et elle trouvait que sa sœur ne faisait pas très bien son travail d’accusatrice, et s’embrouillait passablement dans les pièces à charge, parce qu’elle me dénonçait surtout comme antisémite, bien sûr – toujours l’incrimination la plus efficace –, et s’appuyait pour ce faire sur un article où j’étais traîné dans la boue aux côtés… d’Alain Finkielkraut ! Toujours est-il que j’ai gâché leur Noël. Mais sans doute n’aurait-il pas été beaucoup plus calme sans moi, car j’entends rarement parler de rencontres entre elles qui n’aient été l’occasion de disputes et la source de nouvelles amertumes.