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LA BELLE NOISEUSE
Ceci, que je vais dire, s'est passé au début du XVIIe siècle, temps de querelles et de bruits, d'où est sorti le corps de génies, de raison, de beauté, que nous admirons aujourd'hui.
Ceci, que je vais dire, et que Balzac raconte, n'a pu se passer, n'a jamais eu lieu. L'un des noms y est de France, l'autre nom y est de Flandre, et le troisième est allemand, mais imaginaire. Quelqu'un a-t-il jamais vu la rencontre, dans l'histoire, du réel et du symbole? Poussin et Porbus ont aussi peu connu Fernhofer que sa toile.
Le Chef-d'œuvre inconnu est un faux. Ceci se passe en un lieu sans lieu, est signé d'un auteur sans nom, raconte une histoire hors le temps. Non, il n'y a rien là-dessous, pas même une femme. Si ce chef-d'œuvre est improbable ou s'il est impossible, il n'est pas inconnu et il n'y a rien à connaître. Ou bien : y a-t-il encore, de nouveau, ou tout nouvellement, à connaître?
ARBRE
Balzac dépeint trois peintres, contemporains et successifs. Cela se passait en des temps mauvais où, seuls, des entêtés sans espérance gardent le feu sacré, dans la nue certitude qu'il doit brûler continûment. Un arbre les traverse, de création, de généalogie, de vie, de connaissance. L'enfant Poussin, au pied de l'arbre. Porbus, adulte, au milieu du tronc, le vieillard Fernhofer, couronné perdu dans les rameaux d'or. Ou bien, car je ne sais le sens, l'enfant Poussin parmi les rameaux verts, Porbus à la bifurcation des maîtresses branches, et le vieux peintre à la figure diabolique à l'ombre noire des racines; on l'aurait cru sorti de la ténèbre de Rembrandt. Pendant que je raconte, et pendant que Balzac raconte, et pendant que le vieillard peint la toile du second sous le regard ébloui du troisième, un organiste invisible joue le motet O Filii du temps de Pâques. Musique. Fils et filles, réjouissez-vous, le roi du ciel fut arraché à la mort cette nuit. Quelle résurrection espérer, en ces temps mauvais, quel fils assassiné de cette trinité renaît au jour, à la lumière? Que va-t-il naître de ces jours de colère et d'éclats?
***
Nicolas Poussin est tout jeune, Nicolas ne sait pas qu'il est ou qu'il sera Poussin, quelqu'un a-t-il jamais su, connu, espéré une chose pareille? Il vit dans son grenier, dans la misère, avec Gillette, beauté parfaite. Allez en Turquie, en Grèce, ailleurs, vous ne trouverez pas la pareille. Poussin commence, il commence même sous nos yeux, il commence sous les yeux de Porbus et de Fernhofer, il exécute une copie leste de Marie l'Égyptienne, au trait rouge. Le père et le grand-père sont saisis, Nicolas est admis.
Porbus, adulte, vit dans son atelier, avec cette Marie égyptienne, chef-d'œuvre destiné à Marie de Médicis. Le jeune talent dessine cette femme, le vieillard la repeint, la fait vivre, la ressuscite. La généalogie descend avec exactitude. Mabuse, absent, disparu sans disciple, a légué au vieux maître présent ici le faire de la vie, celui-ci le dépose par petites touches sur le sein, sur le corps, sur le fond, au tableau de Porbus, et l'enfant le copie au trait rouge, dessin unicolore. La vie descend, elle se perd, l'arbre a un sens, du vieillard au jeune homme.
Nicolas vit avec Gillette, beauté parfaite. Porbus vit avec Marie, cette image qui ne vit que par places et qui, par places, ne vit pas. Ensemble mélangé. Porbus est au sommet, il va descendre, Marie de Médicis vient de le quitter pour Rubens. Il flotte, indécis, au milieu: Marie est ici une femme et là une statue, ici raide comme un cadavre, là d'ardeur éblouissante. Écu mêlé. Fernhofer vit avec Catherine Lescault, courtisane, cette belle noiseuse, qui n'existe pas; il n'y a rien sur cette toile qu'un gâchis mêlé de couleurs. La vie monte, elle gagne, l'arbre est dans l'autre sens.
L'arbre court dans un sens pour les hommes, où le pinceau perd, par le temps, son pouvoir. Il reflue en sens contraire pour les femmes, où la beauté gagne, par le temps, sa présence calme. Le temps coule dans un sens pour le facteur, il coule à contresens pour le modèle. Nicolas au dessin vit à côté de l'être même, le vieillard créateur l'a perdu. Porbus est au milieu, inquiet, indécis et flottant. Son tableau fluctue et doute, il passe le fleuve du temps.
Je ne sais plus le sens de l'arbre, en ce croisement, je ne sais plus le sens du temps, je ne sais plus le sens des fleuves. Gillette absolument belle et délaissée, nue, au coin de l'atelier, tous regardent à l'envi la muraille de matière aveugle. Le modèle dit: je t'aime et je te hais, je te méprise et je t'admire. Nicolas vient de passer à l'âge adulte de Porbus, après le court-circuit aveuglant du vieillard génial et de la fille belle. Tentons de retrouver le sens du temps.