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Les tourments d'un gallinacé
C'est peut-être à l'extrémité occidentale du vieux continent que se situe le plus trouble, le plus ambigu des pays de cette partie du monde. Un pays qui se voue à lui-même un formidable culte: il est convaincu d'avoir inventé la meilleure cuisine, le meilleur goût et le meilleur des systèmes politiques. Ses femmes sont les plus belles et ses hommes, les plus grands. Dressé sur les ergots du coq qui lui sert d'emblème, il fait la leçon à la terre entière. Il a donné au monde la déclaration des droits de l'homme et pris la Bastille pour libérer l'univers. Que l'on touche aux droits sacrés de la personne humaine et l'on verra ce que l'on verra, la France, car c'est elle, bien sûr, la France sera toujours présente et ne permettra pas que l'on attente aux libertés. En certaines circonstances, on a vu, en effet, la France voler au secours du droit, en prenant soin, cependant, de se placer sous commandement américain, ce qui lui était déjà arrivé lorsqu'elle devait se libérer elle-même. En d'autres cas, elle s'est montrée moins empressée: on ne peut pas être partout.
Mais ce n'est rien. Extérieurement, la France passe pour une belle et grande démocratie et il ne serait guère charitable d'ôter leurs dernières illusions à des peuples qui en ont perdu tant d'autres !
A l'intérieur, cependant, ce pays connaît des pulsions et des pratiques qui le tiennent fort éloigné des beaux discours que ses éminents représentants prononcent à la face des nations éblouies.
Il se produit même d'étranges phénomènes. Car nos hommes politiques changent brusquement de peau dès qu'ils se trouvent dans cette portion d'Europe comprise entre la frontière occidentale du grand-duché de Luxembourg et les criées poissonnières de Concarneau, ou, si l'on préfère, entre les crassiers du Nord et les boues rouges du littoral méditerranéen.
A Moscou, à Prague et en bien d'autres lieux, les hommes politiques français se font lyriques, humanistes et même, en certains cas, messianiques. Dignes représentants de l'audacieuse patrie des sans-culottes, fils des lumières et de la raison, ils parlent aux peuples en marche vers la liberté et l'abondance.
Cependant à peine leur avion a-t-il amorcé sa descente vers les pistes de l'aéroport Charles-de-Gaulle qu'ils se réveillent frileux, mesquins et même, parfois, faut-il l'avouer, atrocement sordides.
Ailleurs, il y a des peuples que l'on aime tous, Gagaouzes, Ossètes, Croates, Moldaves. Nos frères. Ici, il y a de terrifiants immigrés semant le désordre en nos banlieues, retardant les études de nos têtes blondes et laissant en piteux état les belles tours de béton construites le plus loin possible du centre de nos villes.
Ailleurs, on s'extasie devant le Parlement de Russie, celui de Vilnius, ceux de Tallin, de Kichinev, de Prague. Ici, on ne se montre guère en séance, sauf le mercredi, quand il y a la télé. Et l'on ne jure que par une Constitution célèbre pour ses articles 16 et 49-3 rédigés d'une main hâtive par un homme qui ne haïssait rien tant que la chienlit parlementaire.
Ailleurs, on s'inquiète de la balkanisation des Balkans, de l'éclatement des empires et de la montée des particularismes. Ici, le plastic répond aux investissements continentaux sur l'île de beauté, on chante la Marseillaise en breton, en basque, on se targue d'être fouchtras, chtimi et j'en passe! Et nos hommes politiques, nos élus ont pour premier centre d'intérêt un canton, une commune, une circonscription, un département. Parfois, une région, mais c'est ce qui s'appelle voir grand !
Habitués aux horizons étriqués de leurs circonscriptions, nos hommes politiques voient le monde en petit. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas s'ils consacrent l'essentiel de leur énergie à de médiocres et mesquines affaires. Urba-Gracco les occupe beaucoup plus que le devenir de l'ex-URSS. L'affrontement de nains qui affecte le PS sous le nom de guerre des chefs prend bien plus d'importance que l'effondrement d'un système né, comme le Parti socialiste, de la fusion du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste. Le bon tour joué à Giscard donne à l'évidence une portée historique aux promenades de Chirac à Moscou.
La lutte des classes est morte: le nouveau combat politique ressemble à la lutte de sortie des classes. Sans doute est-ce la maladie infantile de l'après-communisme.
Ah ! que la démocratie devait être belle, vue du goulag! Vue de près, vue d'un pays si fier de ses belles traditions républicaines, c'est autre chose. La France ne s'est guère arrangée depuis le temps où Flaubert en faisait une madame Bovary. Habillée, elle a encore de l'allure, mais, chez elle, on la retrouve absorbée par des comptes d'épicier et environnée d'une terrible odeur de renfermé.