Peggy Beldon s’avança dans son jardin potager en savourant le spectacle et les odeurs qui s’offraient à elle. C’était son havre de paix, sa seule véritable source de sérénité. Enveloppée par les parfums iodés qui provenaient de Puget Sound, au large, elle observa le ferry qui reliait en une heure le petit port de Bremerton à Seattle. L’après-midi se déroulait sous un beau soleil printanier, agrémenté d’une brise légère, comme souvent à Cedar Cove au mois de mai. 
Peggy déroula le tuyau d’arrosage et progressa avec soin entre les rangées de laitues, de petits pois et de haricots qu’elle venait de semer. Si son potager et son jardin d’herbes aromatiques trahissaient son esprit pratique, il suffisait d’un regard à ses splendides massifs de fleurs, plantés devant la maison, pour découvrir ses préférences. En contemplant cette bâtisse dont elle avait rêvé toute sa vie, Peggy sourit. Elle avait grandi à Cedar Cove, fréquenté le lycée local et épousé Bob Beldon dès qu’il était revenu du Viêt-nam. Leurs premières années de mariage avaient été difficiles, Bob ayant développé une terrible dépendance à l’alcool après son retour à la vie civile. Après de longues discussions, il avait finalement accepté d’adhérer aux Alcooliques Anonymes, ce dont elle ne se réjouirait jamais assez. Cette association avait sauvé leur couple – et la vie de son mari. Avant cela, Bob passait la plupart de ses soirées à boire, seul ou avec ses amis. Et quand il buvait, il devenait un autre homme. Un véritable étranger. Peggy se raidit. Elle n’aimait pas songer à cette époque. Par bonheur, son mari n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis vingt et un ans. 
Bob avait pris sa retraite quelques années auparavant. Un peu avant l’heure, certes – mais l’indemnité confortable dont il avait bénéficié pour ce départ anticipé leur avait permis d’acheter cette maison, à Cranberry Point. Peggy l’avait toujours adorée. Située sur l’étroite bande de terre qui surplombait la crique Sinclair, cette élégante demeure, bâtie sur deux niveaux à la fin des années 1930, avait des allures de manoir. Au fil des années, elle avait souvent changé de propriétaire et commençait à se dégrader, faute d’entretien, quand Peggy et Bob s’en étaient portés acquéreurs. Sa relative vétusté leur avait d’ailleurs permis de se l’offrir, malgré leur petit budget, pour un prix bien inférieur à celui du marché. 
Très bricoleur, Bob avait rapidement remis la maison d’aplomb : il ne leur avait fallu que quelques mois pour ouvrir leur B&B. C’était une sorte de pari : ils ignoraient tout de leur nouveau métier et s’étaient lancés à l’aveuglette, en espérant attirer assez de clients pour compléter leur retraite. Pari gagné : les hôtes avaient afflué, le carnet de réservations s’était rempli. Aujourd’hui, Peggy était fière de leur réussite. Leur maison était chaleureuse, et ses talents de cuisinière lui avaient permis de se constituer une clientèle d’habitués. Leur réputation avait vite dépassé les frontières de l’Etat : leur B&B avait même fait l’objet d’une critique dans un magazine national ! L’article, très élogieux, vantait les talents de cuisinière de Peggy, avec une mention particulière pour ses muffins aux myrtilles et son cake aux raisins secs, confectionnés avec les fruits du jardin. Elle veillait sur ses framboisiers, ses fraisiers et ses plants de myrtilles avec un soin jaloux et amplement justifié : chaque été, une récolte abondante venait couronner ses efforts. Ravie, elle songeait alors que son existence était proche de la perfection. 
De nombreuses années s’étaient écoulées ainsi. Puis l’inimaginable s’était produit. 
Un peu plus d’un an auparavant, un inconnu avait frappé à leur porte, un soir d’orage. La scène avait tout du cliché. Elle aurait pu constituer une anecdote amusante si les événements n’avaient pas pris un tour aussi cruel. L’homme avait demandé une chambre et s’était enfermé à l’intérieur. 
Depuis, Peggy regrettait amèrement de ne pas avoir insisté pour lui faire remplir le formulaire d’usage. Mais il était tard et l’inconnu semblait si épuisé qu’elle lui avait simplement montré sa chambre, en se promettant de régler les formalités le lendemain matin, au petit déjeuner.