PROLOGUE
Baghdad, août 1099.
Sans turban, la tête rasée en signe de deuil, le vénérable cadi Abou-Saad al-Harawi pénètre en criant dans le vaste diwan du calife al-Moustazhir-billah. A sa suite, une foule de compagnons, jeunes et vieux. Ils approuvent bruyamment chacun de ses mots et offrent, comme lui, le spectacle provocant d'une barbe abondante sous un crâne nu. Quelques dignitaires de la cour tentent de le calmer, mais, les écartant d'un geste dédaigneux, il avance résolument vers le milieu de la salle, puis, avec l'éloquence véhémente d'un prédicateur du haut de sa chaire, il sermonne tous les présents, sans égard pour leur rang :
– Osez-vous somnoler à l'ombre d'une heureuse sécurité, dans une vie frivole comme la fleur du jardin, alors que vos frères de Syrie n'ont plus pour demeure que les selles des chameaux ou les entrailles des vautours ? Que de sang versé ! Que de belles jeunes filles ont dû, de honte, cacher leur doux visage dans leurs mains ! Les valeureux Arabes s'accommodent-ils de l'offense et les preux Persans acceptent-ils le déshonneur ?
« C'était un discours à faire pleurer les yeux et émouvoir les cœurs », diront les chroniqueurs arabes. Toute l'assistance est secouée par les gémissements et les lamentations. Mais al-Harawi ne veut pas de leurs sanglots.
– La pire arme de l'homme, lance-t-il, c'est de verser des larmes quand les épées attisent le feu de la guerre.
S'il a fait le voyage de Damas à Baghdad, trois longues semaines d'été sous l'imparable soleil du désert syrien, ce n'est pas pour mendier la pitié mais pour avertir les plus hautes autorités de l'islam de la calamité qui vient de s'abattre sur les croyants et pour leur demander d'intervenir sans délai afin d'arrêter le carnage. « Jamais les musulmans n'ont été humiliés de la sorte, répète al-Harawi, jamais auparavant leurs contrées n'ont été aussi sauvagement dévastées. » Les hommes qui l'accompagnent se sont tous enfuis des villes saccagées par l'envahisseur ; certains d'entre eux comptent parmi les rares rescapés de Jérusalem. Il les a emmenés avec lui pour qu'ils puissent raconter, de leur propre voix, le drame qu'ils ont vécu un mois plus tôt.
C'est en effet le vendredi 22 chaaban de l'an 492 de l'hégire, le 15 juillet 1099, que les Franj se sont emparés de la ville sainte après un siège de quarante jours. Les exilés tremblent encore chaque fois qu'ils en parlent, et leur regard se fige, comme s'ils voyaient encore devant leurs yeux ces guerriers blonds bardés d'armures qui se répandent dans les rues, sabre au clair, égorgeant hommes, femmes et enfants, pillant les maisons, saccageant les mosquées.
Quand la tuerie s'est arrêtée, deux jours plus tard, il n'y avait plus un seul musulman dans les murs. Quelques-uns ont profité de la confusion pour se glisser au-dehors, à travers les portes que les assaillants avaient enfoncées. Les autres gisaient par milliers dans les flaques de sang au seuil de leurs demeures ou aux abords des mosquées. Parmi eux, un grand nombre d'imams, d'uléma et d'ascètes soufis qui avaient quitté leurs pays pour venir vivre une pieuse retraite en ces lieux saints. Les derniers survivants ont été forcés d'accomplir la pire des besognes : porter sur leur dos les cadavres des leurs, les entasser sans sépulture dans des terrains vagues, puis les brûler, avant d'être, à leur tour, massacrés ou vendus comme esclaves.
Le sort des juifs de Jérusalem a été tout aussi atroce. Aux premières heures de la bataille, plusieurs d'entre eux ont participé à la défense de leur quartier, la Juiverie, situé au nord de la ville. Mais lorsque le pan de muraille qui surplombait leurs maisons s'est écroulé et que les chevaliers blonds ont commencé à envahir les rues, les juifs se sont affolés. La communauté entière, reproduisant un geste ancestral, s'est rassemblée dans la synagogue principale pour prier. Les Franj ont bloqué alors toutes les issues, puis, empilant des fagots de bois tout autour, ils y ont mis le feu. Ceux qui tentaient de sortir étaient achevés dans les ruelles avoisinantes. Les autres étaient brûlés vifs.
Quelques jours après le drame, les premiers réfugiés de Palestine sont parvenus à Damas, portant avec d'infinies précautions le Coran d'Othman, l'un des plus vieux exemplaires du livre sacré. Puis les rescapés de Jérusalem se sont approchés à leur tour de la métrople syrienne. Apercevant de loin la silhouette des trois minarets de la mosquée omayyade qui se détachent au-dessus de l'enceinte carrée, ils ont étendu leurs tapis de prière et se sont prosternés pour remercier le Tout-Puissant d'avoir ainsi prolongé leur vie qu'ils croyaient arrivée à son terme. En tant que grand cadi de Damas, Abou-Saad al-Harawi a accueilli les réfugiés avec bienveillance. Ce magistrat d'origine afghane est la personnalité la plus respectée de la ville ; aux Palestiniens il a prodigué conseils et réconfort. Selon lui, un musulman ne doit pas rougir d'avoir dû fuir sa maison. Le premier réfugié de l'islam ne fut-il pas le prophète Mahomet lui-même, qui avait dû quitter sa ville natale, La Mecque, dont la population lui était hostile, pour chercher refuge à Médine, où la nouvelle religion était mieux accueillie ? Et n'est-ce pas à partir de son lieu d'exil qu'il avait lancé la guerre sainte, le jihad, pour libérer sa patrie de l'idôlatrie ? Les réfugiés doivent donc bien se savoir les combattants de la guerre sainte, les moujahidines par excellence, si honorés dans l'islam que l'émigration du Prophète, l'hégire, a été choisie comme point de départ de l'ère musulmane.
Pour beaucoup de croyants, l'exil est même un devoir impératif en cas d'occupation. Le grand voyageur Ibn Jobair, un Arabe d'Espagne qui visitera la Palestine près d'un siècle après le début de l'invasion franque, sera scandalisé de voir que certains musulmans, « subjugués par l'amour du pays natal », acceptent de vivre en territoire occupé. « Il n'y a, dira-t-il, pour un musulman, aucune excuse devant Dieu à son séjour dans une ville d'incroyance, sauf s'il est simplement de passage. En terre d'islam, il se trouve à l'abri des peines et des maux auxquels on est soumis dans les pays des chrétiens ; comme entendre, par exemple, des paroles écœurantes au sujet du Prophète, particulièrement dans la bouche des plus sots, être dans l'impossibilté de se purifier et vivre au milieu des porcs et de tant de choses illicites. Gardez-vous, gardez-vous de pénétrer dans leurs contrées ! Il faut demander à Dieu pardon et miséricorde pour une telle faute. L'une des horreurs qui frappent les yeux de quiconque habite le pays des chrétiens est le spectacle des prisonniers musulmans qui trébuchent dans les fers, qui sont employés à de durs travaux et traités en esclaves, ainsi que la vue des captives musulmanes portant aux pieds des anneaux de fer. Les cœurs se brisent à leur vue, mais la pitié ne leur sert à rien. »
Excessifs du point de vue de la doctrine, les propos d'Ibn Jobair reflètent bien toutefois l'attitude de ces milliers de réfugiés de Palestine et de Syrie du Nord rassemblés à Damas en ce mois de juillet 1099. Car, si c'est évidemment la mort dans l'âme qu'ils ont abandonné leurs demeures, ils sont déterminés à ne jamais revenir chez eux avant le départ définitif de l'occupant et résolus à réveiller la conscience de leurs frères dans toutes les contrées de l'islam.
Autrement, pourquoi seraient-ils venus à Baghdad sous la conduite d'al-Harawi ? N'est-ce pas vers le calife, le successeur du Prophète, que doivent se tourner les musulmans aux heures difficiles ? N'est-ce pas vers le prince des croyants que doivent s'élever leurs plaintes et leurs doléances ?
A Baghdad, la déception des réfugiés sera à la mesure de leurs espoirs. Le calife al-Moustazhir-billah commence par leur exprimer sa profonde sympathie et son extrême compassion, avant de charger six hauts dignitaires de la cour d'effectuer une enquête sur ces fâcheux événements. Faut-il préciser qu'on n'entendra plus jamais parler de ce comité de sages ?


Le sac de Jérusalem, point de départ d'une hostilité millénaire entre l'islam et l'Occident, n'aura provoqué, sur le moment, aucun sursaut. Il faudra attendre près d'un demi-siècle avant que l'Orient arabe ne se mobilise face à l'envahisseur, et que l'appel au jihad lancé par le cadi de Damas au diwan du calife ne soit célébré comme le premier acte solennel de résistance.
Au début de l'invasion, peu d'Arabes mesurent d'emblée, à l'instar d'al-Harawi, l'ampleur de la menace venue de l'Ouest. Certains s'adaptent même par trop vite à la nouvelle situation. La plupart ne cherchent qu'à survivre, amers mais résignés. Quelques-uns se posent en observateurs plus ou moins lucides, essayant de comprendre ces événements aussi imprévus que nouveaux. Le plus attachant d'entre eux est le chroniqueur de Damas, Ibn al-Qalanissi, un jeune lettré issu d'une famille de notables. Spectateur de la première heure, il a vingt-trois ans, en 1096, lorsque les Franj arrivent en Orient et il s'applique à consigner régulièrement par écrit les événements dont il a connaissance. Sa chronique raconte fidèlement, sans passion excessive, la marche des envahisseurs, telle qu'elle est perçue dans sa ville.
Pour lui, tout a commencé en ces journées d'angoisse où parviennent à Damas les premières rumeurs...
PREMIERE PARTIE
L'INVASION (1096-1100)
Regardez les Franj ! Voyez avec quel acharnement ils se battent pour leur religion, alors que nous, les musulmans, nous ne montrons aucune ardeur à mener la guerre sainte.
SALADIN
CHAPITRE PREMIER
LES FRANJ ARRIVENT
Cette année-là, les informations commencèrent à se succéder sur l'apparition de troupes de Franj venant de la mer de Marmara en une multitude innombrable. Les gens prirent peur. Ces renseignements furent confirmés par le roi Kilij Arslan, dont le territoire était le plus proche de ces Franj.

« Le roi Kilij Arslan » dont parle ici Ibn al-Qalanissi n'a pas encore dix-sept ans à l'arrivée des envahisseurs. Premier dirigeant musulman à être informé de leur approche, ce jeune sultan turc aux yeux légèrement bridés sera à la fois le premier à leur infliger une défaite et le premier à se faire battre par leurs redoutables chevaliers.
Dès juillet 1096, Kilij Arslan apprend qu'une immense foule de Franj est en route vers Constantinople. D'emblée, il craint le pire. Bien entendu, il n'a aucune idée des buts réels poursuivis par ces gens, mais leur venue en Orient ne présage pour lui rien de bon.
Le sultanat qu'il gouverne s'étend sur une grande partie de l'Asie Mineure, un territoire que les Turcs viennent tout juste d'arracher aux Grecs. En fait, le père de Kilij Arslan, Suleiman, a été le premier Turc à s'emparer de cette terre qui allait s'appeler, bien des siècles plus tard, la Turquie. A Nicée, la capitale de ce jeune Etat musulman, les églises byzantines restent plus nombreuses que les mosquées. Si la garnison de la cité est formée de cavaliers turcs, la majorité de la population est grecque, et Kilij Arslan ne se fait guère d'illusions sur les véritables sentiments de ses sujets : pour eux, il sera toujours un chef de bande barbare. Le seul souverain qu'ils reconnaissent, celui dont le nom revient, à voix basse, dans toutes leurs prières, c'est le basileus Alexis Comnène, empereur des Romains. En réalité, Alexis serait plutôt empereur des Grecs, lesquels se proclament héritiers de l'Empire romain. Cette qualité leur est d'ailleurs reconnue par les Arabes, qui – au XIe siècle comme au XXe – désignent les Grecs par le terme de Roum, « Romains ». Le domaine conquis par le père de Kilij Arslan aux dépens de l'Empire grec est même appelé le sultanat des Roum.
A l'époque, Alexis est l'une des figures les plus prestigieuses de l'Orient. Ce quinquagénaire de petite taille, aux yeux pétillants de malice, à la barbe soignée, aux manières élégantes, toujours paré d'or et de riches draperies bleues, exerce une véritable fascination sur Kilij Arslan. C'est lui qui règne sur Constantinople, la fabuleuse Byzance, située à moins de trois jours de marche de Nicée. Une proximité qui provoque chez le jeune sultan des sentiments mitigés. Comme tous les guerriers nomades, il rêve de conquête et de pillage. Sentir les richesses légendaires de Byzance à portée de sa main ne lui déplaît pas. Mais, en même temps, il se sent menacé : il sait qu'Alexis n'a jamais désespéré de reprendre Nicée, non seulement parce que la ville a toujours été grecque, mais surtout parce que la présence de guerriers turcs à une aussi courte distance de Constantinople constitue un danger permanent pour la sécurité de l'Empire.
Quand bien même l'armée byzantine, déchirée depuis des années par des crises internes, serait incapable de se lancer seule dans une guerre de reconquête, nul n'ignore qu'Alexis peut toujours faire appel à des auxiliaires étrangers. Les Byzantins n'ont jamais hésité à avoir recours aux services de chevaliers venus d'Occident. Mercenaires aux lourdes armures ou pèlerins en route pour la Palestine, les Franj sont nombreux à visiter l'Orient. Et, en 1096, ce ne sont nullement des inconnus pour les musulmans. Une vingtaine d'années plus tôt – Kilij Arslan n'était pas encore né, mais les vieux émirs de son armée le lui ont raconté – un de ces aventuriers aux cheveux blonds, un certain Roussel de Bailleul, qui avait réussi à établir un Etat autonome en Asie Mineure, a même marché sur Constantinople. Affolés, les Byzantins n'avaient eu d'autre choix que de faire appel au père de Kilij Arslan, qui n'en avait pas cru ses oreilles lorsqu'un envoyé spécial du basileus l'avait supplié de voler à son secours. Les cavaliers turcs s'étaient alors effectivement dirigés vers Constantinople et avaient réussi à battre Roussel. Ce dont Suleiman avait été généreusement récompensé en or, en chevaux et en terres.
Depuis, les Byzantins se méfient des Franj, mais les armées impériales, constamment à court de soldats expérimentés, sont tenues de recruter des mercenaires. Pas uniquement des Franj, d'ailleurs : les guerriers turcs sont nombreux sous les drapeaux de l'empire chrétien. Précisément, c'est grâce à des congénères engagés dans l'armée byzantine que Kilij Arslan apprend, en juillet 1096, que des milliers de Franj s'approchent de Constantinople. Le tableau que lui brossent ses informateurs le laisse perplexe. Ces Occidentaux ressemblent fort peu aux mercenaires qu'on a l'habitude de voir. Il y a bien parmi eux quelques centaines de chevaliers et un nombre important de fantassins armés, mais aussi des milliers de femmes, d'enfants, de vieillards en guenilles : on dirait une peuplade chassée de ses terres par un envahisseur. On raconte aussi qu'ils portent tous, cousues sur le dos, des bandes de tissu en forme de croix.
Le jeune sultan, qui a du mal à mesurer le danger, demande à ses agents de redoubler de vigilance et de le tenir constamment au courant des faits et gestes de ces nouveaux envahisseurs. A tout hasard, il fait vérifier les fortifications de sa capitale. Les murailles de Nicée, qui ont plus d'un farsakh (six mille mètres) de long, sont surplombées de deux cent quarante tours. Au sud-ouest de la ville, les eaux calmes du lac Ascanios constituent une excellente protection naturelle.
Pourtant, aux premiers jours d'août, la menace se précise. Les Franj traversent le Bosphore, convoyés par des navires byzantins et, en dépit d'un soleil écrasant, avancent le long de la côte. Partout, et bien qu'on les ait vus piller sur leur passage plus d'une église grecque, on les entend clamer qu'ils viennent exterminer les musulmans. Leur chef serait un ermite du nom de Pierre. Les informateurs évaluent leur nombre à quelques dizaines de milliers, mais nul ne sait dire où leurs pas les portent. Il semble que l'empereur Alexis ait décidé de les installer à Civitot, un camp qu'il a fait aménager précédemment pour d'autres mercenaires, à moins d'une journée de marche de Nicée.
Le palais du sultan connaît une folle effervescence. Tandis que les cavaliers turcs se tiennent prêts, à tout instant, à sauter sur leurs destriers, on assiste à un va-et-vient continuel d'espions et d'éclaireurs qui rapportent les moindres mouvements des Franj. On raconte que, chaque matin, ces derniers quittent leur camp en hordes de plusieurs milliers d'individus pour aller fourrager dans les environs, qu'ils pillent quelques fermes et en incendient quelques autres, avant de s'en retourner à Civitot où leurs clans se disputent les fruits de la razzia. Rien là qui puisse vraiment choquer les soldats du sultan. Rien non plus qui puisse inquiéter leur maître. Un mois durant, la même routine se poursuit.
Mais voilà qu'un jour, vers la mi-septembre, les Franj modifient brusquement leurs habitudes. N'ayant sans doute plus rien à glaner dans leur voisinage, ils ont pris, dit-on, la direction de Nicée, traversé quelques villages, tous chrétiens, et mis la main sur les récoltes qui venaient d'être engrangées en cette période de moisson, massacrant sans pitié les paysans qui tentaient de leur résister. Des enfants en bas âge auraient même été brûlés vifs.
Kilij Arslan se sent pris au dépourvu. Quand les premières nouvelles lui parviennent, les assaillants sont déjà sous les murs de sa capitale, et le soleil n'a pas encore atteint l'horizon que les citadins voient monter la fumée des incendies. Aussitôt, le sultan dépêche une patrouille de cavaliers qui se heurtent aux Franj. Ecrasés sous le nombre, les Turcs sont taillés en pièces. Seuls quelques rares survivants reviennent ensanglantés vers Nicée. Estimant son prestige menacé, Kilij Arslan voudrait engager la bataille sur l'heure, mais les émirs de son armée l'en dissuadent. La nuit va bientôt tomber, et les Franj refluent déjà à la hâte vers leur camp. La vengeance devra attendre.
Pas pour longtemps. Enhardis, semble-t-il, par leur succès, les Occidentaux récidivent deux semaines plus tard. Cette fois, le fils de Suleiman, averti à temps, suit pas à pas leur progression. Une troupe franque, comprenant quelques chevaliers mais surtout des milliers de pillards dépenaillés, emprunte la route de Nicée, puis, contournant l'agglomération, se dirige vers l'est et s'empare par surprise de la forteresse de Xérigordon.
Le jeune sultan se décide. A la tête de ses hommes, il chevauche à vive allure vers la petite place forte où, pour célébrer leur victoire, les Franj s'enivrent, incapables d'imaginer que leur destin est déjà scellé. Car Xérigordon offre un piège que les soldats de Kilij Arslan connaissent bien mais que ces étrangers sans expérience n'ont pas su déceler : son approvisionnement en eau se trouve à l'extérieur, assez loin des murailles, et les Turcs ont vite fait d'en interdire l'accès. Il leur suffit de prendre position tout autour de la forteresse, et de n'en plus bouger. La soif se bat à leur place.
Pour les assiégés commence un supplice atroce : ils en arrivent à boire le sang de leurs montures et leur propre urine. On les aperçoit qui, en ces premiers jours d'octobre, regardent désespérément le ciel, quêtant quelques gouttes de pluie. En vain. Au bout d'une semaine, le meneur de l'expédition, un chevalier nommé Renaud, accepte de capituler si on lui accorde la vie sauve. Kilij Arslan, qui a exigé que les Franj renoncent publiquement à leur religion, n'est pas peu surpris quand Renaud se dit prêt non seulement à se convertir à l'islam mais aussi à se battre aux côtés des Turcs contre ses propres compagnons. Plusieurs de ses amis, qui se sont prêtés aux mêmes exigences, sont envoyés en captivité vers les villes de Syrie ou en Asie centrale. Les autres sont passés au fil de l'épée.
Le jeune sultan est fier de son exploit, mais il garde la tête froide. Après avoir accordé à ses hommes un répit pour le traditionnel partage du butin, il les rappelle à l'ordre dès le lendemain. Certes, les Franj ont perdu près de six mille hommes, mais ceux qui restent sont six fois plus nombreux, et c'est l'occasion ou jamais de s'en débarrasser. Pour y parvenir, il choisit la ruse : dépêcher deux espions, des Grecs, au camp de Civitot, pour annoncer que les hommes de Renaud sont en excellente condition, qu'ils ont réussi à s'emparer de Nicée elle-même, dont ils sont bien décidés à ne pas se laisser disputer les richesses par leurs coreligionnaires. Pendant ce temps, l'armée turque préparera une gigantesque embuscade.
De fait, les rumeurs, soigneusement propagées, suscitent dans le camp de Civitot l'effervescence prévue. On s'attroupe, on injurie Renaud et ses hommes, déjà la décision est prise de se mettre en route sans délai pour participer au pillage de Nicée. Mais voilà que soudain, on ne sait trop comment, un rescapé de l'expédition de Xérigordon arrive, dévoilant la vérité sur le sort de ses compagnons. Les espions de Kilij Arslan pensent avoir échoué dans leur mission, puisque les plus sages parmi les Franj prêchent le calme. Mais, le premier moment de consternation passé, l'excitation reprend. La foule s'agite et hurle : elle veut partir sur-le-champ, non plus pour participer au pillage mais pour « venger les martyrs ». Ceux qui hésitent sont traités de lâches. Finalement, les plus enragés obtiennent gain de cause et le départ est fixé pour le lendemain. Les espions du sultan, dont la ruse a été éventée mais l'objectif atteint, triomphent. Ils envoient dire à leur maître de se préparer au combat.
Le 21 octobre 1096, à l'aube, les Occidentaux quittent donc leur camp. Kilij Arslan n'est pas loin. Il a passé la nuit dans les collines proches de Civitot. Ses hommes sont en place, bien dissimulés. Lui-même, d'où il est, peut apercevoir au loin la colonne des Franj qui soulève un nuage de poussière. Quelques centaines de chevaliers, la plupart sans armure, avancent en tête, suivis d'une foule de fantassins en désordre. Ils marchent depuis moins d'une heure quand le sultan entend leur clameur qui s'approche. Le soleil qui se lève derrière lui les frappe en plein visage. Retenant son souffle, il fait signe à ses émirs de se tenir prêts. L'instant fatidique arrive. Un geste à peine perceptible, quelques ordres chuchotés çà et là, et voici les archers qui bandent lentement leurs arcs. Brusquement, mille flèches jaillissent en un seul et long sifflement. La plupart des chevaliers s'écroulent dès les premières minutes. Puis les fantassins sont décimés à leur tour.
Quand le corps à corps s'engage, les Franj sont déjà en déroute. Ceux qui étaient à l'arrière sont revenus en courant vers le camp où les non-combattants sont à peine réveillés. Un vieux prêtre célèbre une messe matinale, quelques femmes préparent à manger. L'arrivée des fugitifs avec les Turcs à leurs trousses jette l'effroi. Les Franj fuient dans toutes les directions. Certains, qui ont tenté d'atteindre les bois voisins, sont vite rattrapés. D'autres, mieux inspirés, se barricadent dans une forteresse désaffectée qui présente l'avantage d'être adossée à la mer. Ne voulant pas prendre de risques inutiles, le sultan renonce à les assiéger. La flotte byzantine, rapidement prévenue, viendra les récupérer. Deux à trois mille hommes s'échapperont ainsi. Pierre l'Ermite, qui se trouve depuis quelques jours à Constantinople, a de ce fait, lui aussi, la vie sauve. Mais ses partisans ont moins de chance. Les femmes les plus jeunes ont été enlevées par les cavaliers du sultan pour être distribuées aux émirs ou vendues sur les marchés d'esclaves. Quelques jeunes garçons connaissent le même sort. Les autres Franj, près de vingt mille sans doute, sont exterminés.
Kilij Arslan jubile. Il vient d'anéantir cette armée franque que l'on disait si redoutable, et les pertes de ses propres troupes sont insignifiantes. Contemplant l'immense butin amassé à ses pieds, il croit vivre son plus beau triomphe.

Et, pourtant, rarement dans l'Histoire une victoire aura coûté aussi cher à ceux qui l'ont remportée.

Grisé par le succès, Kilij Arslan veut ignorer les renseignements qui se succèdent l'hiver suivant sur l'arrivée de nouveaux groupes de Franj à Constantinople. Pour lui, et même pour les plus sages de ses émirs, il n'y a là plus rien d'inquiétant. Si d'autres mercenaires d'Alexis osaient encore franchir le Bosphore, ils seraient taillés en pièces comme ceux qui les ont précédés. Dans l'esprit du sultan, il est temps de revenir aux préoccupations majeures de l'heure, autrement dit à la lutte sans merci qu'il mène depuis toujours contre les princes turcs, ses voisins. C'est là, et nulle part ailleurs, que se décidera son sort et celui de son domaine. Les affrontements avec les Roum ou leurs étranges auxiliaires Franj ne seront jamais qu'un intermède.
Le jeune sultan est bien placé pour le savoir. N'est-ce pas dans l'un de ces interminables combats de chefs que son père Suleiman a laissé la vie en 1086 ? Kilij Arslan avait alors à peine sept ans, et il aurait dû prendre la succession sous la régence de quelques émirs fidèles, mais il avait été écarté du pouvoir et conduit en Perse sous prétexte que sa vie était en danger. Adulé, entouré d'égards, servi par une nuée d'esclaves attentionnés, mais étroitement surveillé, avec interdiction formelle de visiter son royaume. Ses hôtes, c'est-à-dire ses geôliers, n'étaient autres que les membres de son propre clan : les Seldjoukides.
S'il y a, au XIe siècle, un nom que nul n'ignore, des abords de la Chine au lointain pays des Franj, c'est bien celui-là. Venus d'Asie centrale avec des milliers de cavaliers nomades aux longs cheveux tressés, les Turcs Seldjoukides se sont emparés en quelques années de toute la région qui s'étend de l'Afghanistan à la Méditerranée. Depuis 1055, le calife de Baghdad, successeur du Prophète et héritier du prestigieux empire abbasside, n'est qu'une marionnette docile entre leurs mains. D'Ispahan à Damas, de Nicée à Jérusalem, leurs émirs font la loi. Pour la première fois depuis trois siècles, tout l'Orient musulman est réuni sous l'autorité d'une dynastie unique qui proclame sa volonté de redonner à l'islam sa gloire passée. Les Roum, écrasés par les Seldjoukides en 1071, ne se sont jamais relevés. L'Asie Mineure, la plus grande de leurs provinces, a été envahie ; leur capitale elle-même n'est plus en sécurité ; leurs empereurs, dont Alexis lui-même, ne cessent d'envoyer des délégations au pape de Rome, chef suprême de l'Occident, le suppliant d'appeler à la guerre sainte contre cette résurgence de l'islam.
Kilij Arslan n'est pas peu fier de son appartenance à une famille aussi prestigieuse, mais il n'est pas dupe non plus de l'apparente unité de l'empire turc. Entre cousins seldjoukides, on ne connaît nulle solidarité : il faut tuer pour survivre. Son père a conquis l'Asie Mineure, la vaste Anatolie, sans l'aide de ses frères, et c'est pour avoir voulu s'étendre au sud, vers la Syrie, qu'il a été tué par l'un de ses cousins. Et, pendant que Kilij Arslan était retenu de force à Ispahan, le domaine paternel a été dépecé. Quand, fin 1092, l'adolescent a été relâché à la faveur d'une querelle entre ses geôliers, son autorité ne s'exerçait guère au-delà des remparts de Nicée. Il n'avait que treize ans.
Ensuite, c'est grâce aux conseils des émirs de l'armée qu'il a pu, par la guerre, par le meurtre ou par la ruse, récupérer une partie de l'héritage paternel. Aujourd'hui, il peut se vanter d'avoir passé plus de temps sur la selle de son cheval que dans son palais. Pourtant, à l'arrivée des Franj, rien n'est encore joué. En Asie Mineure, ses rivaux restent puissants, même si, fort heureusement pour lui, ses cousins seldjoukides de Syrie et de Perse sont absorbés par leurs propres querelles.
A l'est notamment, sur les hauteurs désolées du plateau anatolien, règne en ces temps d'incertitude un étrange personnage qu'on appelle Danishmend, « le Sage », un aventurier d'origine obscure qui, à l'inverse des autres émirs turcs, pour la plupart analphabètes, est instruit dans les sciences les plus diverses. Il va bientôt devenir le héros d'une épopée célèbre, intitulée précisément la Geste du roi Danishmend, qui décrit la conquête de Malatya, une ville arménienne située au sud-est d'Ankara, et dont la chute est considérée par les auteurs du récit comme le tournant décisif de l'islamisation de la future Turquie. Aux premiers mois de 1097, lorsque l'arrivée à Constantinople d'une nouvelle expédition franque est signalée à Kilij Arslan, la bataille de Malatya est déjà engagée. Danishmend assiège la ville, et le jeune sultan refuse l'idée que ce rival, qui a profité de la mort de son père pour occuper tout le nord-est de l'Anatolie, puisse remporter une victoire aussi prestigieuse. Déterminé à l'en empêcher, il se dirige, à la tête de ses cavaliers, vers les environs de Malatya et installe son camp à proximité de celui de Danishmend pour l'intimider. La tension monte, les escarmouches se multiplient, de plus en plus meurtrières.
En avril 1097, l'affrontement semble inévitable. Kilij Arslan s'y prépare. L'essentiel de son armée est rassemblé sous les murs de Malatya lorsqu'arrive devant sa tente un cavalier exténué. Il débite son message en haletant : les Franj sont là ; de nouveau, ils ont franchi le Bosphore, plus nombreux que l'année précédente. Kilij Arslan reste calme. Rien ne justifie pareille inquiétude. Les Franj, il les a déjà pratiqués, il sait à quoi s'en tenir. Finalement, ce n'est que pour rassurer les habitants de Nicée, et en particulier son épouse, la jeune sultane, qui doit bientôt accoucher, qu'il demande à quelques détachements de cavalerie d'aller renforcer la garnison de la capitale. Lui-même sera de retour dès qu'il en aura fini avec Danishmend.

Kilij Arslan est à nouveau engagé, corps et âme, dans la bataille de Malatya, quand, aux premiers jours de mai, arrive un nouveau messager, tremblant de fatigue et de peur. Ses propos jettent l'effroi dans le camp du sultan. Les Franj sont aux portes de Nicée, qu'ils commencent à assiéger. Ce ne sont plus, comme en été, des bandes de pillards dépenaillés, mais de véritables armées de milliers de chevaliers lourdement équipés. Et, cette fois, les soldats du basileus les accompagnent. Kilij Arslan tente de calmer ses hommes mais lui-même est torturé par l'angoisse. Doit-il abandonner Malatya à son rival pour revenir vers Nicée ? Est-il sûr de pouvoir encore sauver sa capitale ? Ne va-t-il pas perdre sur les deux fronts ? Après avoir longuement consulté ses plus fidèles émirs, une solution se dégage, une forme de compromis : aller voir Danishmend, qui est homme d'honneur, le mettre au courant de la tentative de conquête entreprise par les Roum et leurs mercenaires ainsi que de la menace qui pèse sur tous les musulmans d'Asie Mineure, et lui proposer de cesser les hostilités. Avant même que Danishmend ne donne sa réponse, le sultan a dépêché une partie de son armée vers la capitale.