LES BONNES
Le petit livreur monte gaiement les marches du pavillon des Lancelin... Il connaît bien le numéro 6 de la rue Bruyère. Une fois par semaine, il vient livrer une pièce de viande, un rôti bien lardé, bien ficelé, au domicile de l'ancien avoué Lancelin qui vit avec sa femme et sa fille dans ce quartier chic du Mans.
Au passage, le garçon boucher tire sur la queue du chat tigré qui miaule désespérément à la porte. Le chat sursaute et s'enfuit, le poil hérissé de colère. Du massif de fleurs où il s'est réfugié, il observe le gamin qui tire sur la sonnette en sifflotant. Il guette... Il sait que la porte va s'ouvrir, et qu'il pourra bondir dans les jambes de la bonne, et filer au coin de la cheminée du salon, se réchauffer les pattes. On est en février, il fait un froid dur et sec, avec des relents de neige qui glacent les moustaches.
La porte tarde à s'ouvrir, le gamin sonne à nouveau. C'est curieux; d'habitude, la cuisinière le voit arriver par la fenêtre et lui ouvre la porte, avant même qu'il ait sonné. Elle est peut-être sortie. Mais il y a la femme de chambre. Il tambourine à la porte sans résultat. Que faire ? Il est 6 heures passées, et il n'a pas fini sa tournée. Le chat l'observe toujours. Impossible de laisser le rôti, même sur l'appui de la fenêtre... Sans conviction, le gamin sonne une dernière fois. Décidément, il n'y a personne. Tant pis, les Lancelin ne mangeront pas de rôti demain.
Et le petit livreur saute sur sa bicyclette, et disparaît à grands coups de pédales...
Le chat regarde toujours la porte et il a toujours le poil hérissé. En y regardant de plus près, le chat comme la maison a un air bizarre... Il y a de ces sortes d'immobilités et de silences qui sentent le drame. Mais il faut, pour les remarquer, ne pas être aussi pressé qu'un garçon livreur de quinze ans qui veut finir sa tournée.
Derrière cette porte close, il y a des pièces confortables. Une cheminée éclaire seule le petit salon où M. Lancelin a l'habitude de fumer son cigare après le dîner... Pour l'instant il est à son cercle. L'intérieur semble désert. Aucune lumière. Pourtant, quatre personnes l'occupent en ce moment... Quatre femmes. Deux d'entre elles sont mortes, les deux autres se terrent dans une minuscule chambre de bonne, à l'extrémité d'un lit étroit. Leurs yeux sont hagards, leur souffle précipité, elles se serrent l'une contre l'autre, terrorisées, car — un médecin légiste le dira plus tard — un crime vient d'être commis ici avec un raffinement de torture, que l'on ne trouve que chez les peuples non civilisés.
Il est 18 heures, nous sommes le 2 février 1933. Un vent rigoureux a fermé les volets des maisons de la rue Bruyère. Calfeutrés au chaud près des cheminées ronflantes, les habitants de ce quartier résidentiel du Mans s'apprêtent à passer une tranquille soirée d'hiver.
La façade du numéro 6, domicile des Lancelin, est sombre. Les fenêtres des deux étages ne laissent passer aucune lumière, aucun signe de vie. Soudain, une lueur, faible, mouvante, la lumière d'une bougie que l'on promène dans le noir. D'une fenêtre à l'autre, sous les combles, la lumière, va, vient, puis disparaît.
C'est l'étage des domestiques. Depuis sept ans, les deux sœurs Papin, Christine, vingt-huit ans, et Léa vingt et un ans, sont au service du ménage Lancelin. Christine est cuisinière, sa sœur femme de chambre. Toutes deux habitent au dernier étage de la maison, une petite mansarde à côté de la lingerie. C'est là que la bougie se promène, hésitante, projetant sur les murs des ombres gigantesques. Une main tient le bougeoir, celle de Christine la cuisinière, et cette main tremble...
Dans le noir, à tâtons, la jeune fille traverse la lingerie, louvoyant entre les piles de draps, la table à repasser, et les corbeilles de linge. Un instant, la flamme de la bougie éclaire le bas de son visage, et l'on distingue un menton épais, une lèvre proéminente, au-dessus d'une chemise de nuit blanche. Hésitante, une main cherche l'interrupteur électrique, le trouve, l'actionne. Rien ! Les plombs ont sauté, la maison reste dans le noir. Alors la silhouette de la cuisinière se dirige vers la porte de la petite chambre, l'ouvre, et pénètre dans la pièce minuscule. Sur le lit, une autre forme blanche, un autre visage presque identique au premier, celui de Léa, la femme de chambre.
A voix basse, Christine interroge sa sœur :