PREMIÈRE PARTIE
L'univers de la psychologie sociale
Chapitre 1
Genèse et objet de la psychologie sociale
BIEN QUE D'APPARITION RÉCENTE (à la charnière des deux moitiés du XXe siècle) et de constitution hybride (hérédité multiple), la psychologie sociale s'inscrit dans une filiation de questionnements scientifiques précoces mais dont les formulations modernes ne débutent véritablement que dans la deuxième partie du XIXe siècle.

L'apparition et le développement des sciences humaines modernes - psychologie, sociologie, ethnologie, psychanalyse, psychologie sociale, psychosociologie... - soulignent l'ampleur de l'effort pour organiser la connaissance de l'individu hors du champ strictement normatif de la philosophie. Chacune de ces disciplines se définit par son objet, par son rapport au savoir concerné et à son élaboration (épistémologie), par un cadre théorique et une instrumentation (méthodologie) visant à la fois la recherche et l'action. Elles entretiennent entre elles des relations complexes, concurrentes et complémentaires.
Les relations entre les principales sciences humaines et sociales sont complexes car les objets dont elles traitent sont eux-mêmes complexes, imbriquant différents plans qu'on ne peut véritablement intégrer au sein d'une même démarche, car ils relèvent d'une réalité par ailleurs difficilement objectivable. L'étude de cas Prisma, qui nous servira de fil conducteur dans chacune des deux dernières parties, illustre bien cette difficulté. La diversité du regard de ces sciences les rend nécessairement concurrentes, non qu'elles prétendent toutes à l'universalité dans leur analyse ou que chacune cherche à se placer au-dessus des autres, mais, parlant au nom d'une réalité qu'elles croient toutes cerner dans sa vérité à un moment ou un autre, elles finissent par cloisonner leurs savoirs empiriques dans des cadres théoriques et des pratiques irréconciliables.
Pour autant, toutes ces disciplines sont riches d'enseignements et la difficulté de satisfaire aux exigences d'une démarche globalisante capable de saisir le réel dans sa totalité implique obligatoirement des passerelles entre les différents questionnements, des emprunts parmi les éléments de réponse proposés, sans pour cela que chacune des sciences humaines renie sa spécificité. Leur répertoire actuel, dans sa diversité, ouvre trop de perspectives pour se priver de leurs apports multiples, même si le choix sélectif que nous en ferons reste arbitraire.

La psychologie sociale trouve ses origines dans une réflexion théorique déjà ancienne sur le comportement de l'homme dans la société, dont on pourrait faire remonter les prémisses aux grands penseurs de l'Antiquité, tels Hippocrate, Platon et Aristote. Avec la philosophie de Descartes, l'homme est un être de raison dont la conscience justifie les conduites. Parallèlement, La Bruyère, en fixant le « caractère » comme élément interprétatif des conduites humaines, va renouveler la perspective morale du comportement humain et lui donner une signification sociale.
Les prolongements de cette pensée philosophique du XVIIe siècle, nourris des savoirs développés par la biologie tout au long du XVIIIe siècle, aboutiront à la reconnaissance de l'existence de processus complexes – par opposition aux principes simples exprimés antérieurement, tels l'hédonisme, la conscience, ou la rationalité économique - dans la formation des comportements (interactions entre des facteurs physiologiques, psychiques et sociaux).
Bien que le nom de Durkheim soit associé au développement de la sociologie plutôt qu'à celui de la psychologie sociale, ses travaux montreront certaines règles propres du fonctionnement des ensembles sociologiques concrets dans lesquels se situe l'individu-sujet qui semble « médiatiser » sa vie personnelle à la collectivité. Toutefois, la définition de l'individu comme être social ne devait se préciser qu'avec les travaux d'Auguste Comte, de Tarde et de Le Bon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. C'est d'ailleurs à ces auteurs que l'on doit le terme français de psychologie sociale.
G. Tarde va définir le concept d'imitation et s'attacher à montrer que l'imitation est l'un des processus fondamentaux de la réalité sociale, en mettant en évidence son caractère déterminant dans la production des attitudes et des comportements. Cette insistance à voir dans l'imitation une explication centrale des phénomènes sociaux dans lesquels sont impliqués les êtres humains préfigure déjà l'importance que prendra par la suite le concept d'influence en psychologie sociale.