1
 
Sur une photo retrouvée dans le tiroir de son bureau Eric paraît ses quinze ans. Sans être beau, il a un visage plaisant. Brun, les lèvres charnues, les sourcils bien dessinés, il émane de lui quelque chose de tendre et d'abandonné. Il ressemble à ces adolescents qui s'offrent sans défense à la vie avec un regard vague de jeune femme fatiguée. Il a un air ombrageux, une mèche tombante et ces yeux voilés de timide qui donnent tant d'audace aux femmes de trente-cinq ans. Des traits un peu mous, la faiblesse du menton, révèlent le velléitaire, et ces yeux aux légers cernes sombres — déjà — un jeune homme à problèmes ou, simplement, épris de la nuit.
La chambre est petite. Une chambre d'étudiant avec un lit étroit recouvert d'un tissu indien et des livres qui débordent de la petite bibliothèque en palissandre. Il n'y a rien qu'il n'ait marqué, transformé ou mutilé. C'est une chambre vivante, expressive, rêveuse, avec des trouées d'espoir : cette carte de la Pologne épinglée au mur où des itinéraires serpentent comme des veines bleues à travers des noms compliqués. Passions successives, contradictoires, objets déroutants. Masques nègres, collages faits de pièces de meccano, de boulons suspendus par des ficelles et de titres de journaux à sensation, des pattes de lapin et une collection de boîtes d'allumettes. Côte à côte un crucifix en bronze et un poster sur lequel une femme nue dissimule son sexe avec l'étui d'un colt. Une lampe à parfum, des épingles à cheveux enfermées dans un coffret décoré de fleurs de lys. Même un bigoudi rose.
Sur un abat-jour il a écrit à l'encre de Chine « What is done cannot be undone ». Dans un renfoncement, une fenêtre : on aperçoit un bout de ciel et l'espace crevassé des toits de zinc. On distingue le Sacré-Cœur. C'est le panier d'un chat, calfeutré, douillet avec d'épais rideaux pour absorber le bruit de la rue qui bourdonne derrière la vitre.
Dans le tiroir de son bureau, des feuilles volantes : des dessins, des phrases sibyllines, des devoirs ensanglantés par les corrections ; racornie la photo du docteur Ward — l'un des héros du scandale Profumo — découpée dans un journal. On trouve aussi l'empreinte d'une main sur une feuille blanche avec la ligne de vie soulignée en rouge. Au fond se tapit un couteau à cran d'arrêt. La mère d'Eric dit que souvent, après son départ pour l'école, elle le découvrait sous son oreiller.
Sur une feuille partagée en deux il a dressé la liste de ses goûts et de ses aversions. En haut, à gauche, il a écrit : « Ce que je déteste. » C'est la liste la plus longue.

LA MÉDIOCRITÉ
ma famille
l'appartement
le quartier
faire les commissions

L'ABANDON DU CORPS

le printemps
les moiteurs
la physiologie

Ensuite pêle-mêle : les petits-bourgeois, les chemises en nylon, la télévision, les dimanches après-midi, les lampes allumées dans le crépuscule, les gens qui parlent fort, ceux qui se coupent les ongles dans l'autobus. Je hais les transports en commun.
En haut à droite : « Ce que j'aime. »
la Pologne
tout ce qui est flou
les sentiments aristocratiques
les parfums fanés
1930
le tennis
le cheval — être maître de soi et de l'animal
l'élégance — Malène (sa grand-mère)
les taxis G7


Une autre feuille. Une phrase sur ses parents : « Ma famille est composée d'une mère douce et rêveuse et d'un père à grosses moustaches rousses qui porte des chaussettes écossaises. »
Un grand miroir. Coincé dans le cadre, un carton d'invitation : Madame Dupont-Desloges recevra pour l'anniversaire de sa fille Nadine le vendredi 15 janvier. A partir de 21 heures. Tenue de soirée. R.S.V.P.
Une photo sur le mur découpée dans un magazine : une jeune femme, une Noire, très belle, allongée sur une table d'opération, entièrement nue sur le drap blanc, des yeux blancs aussi, un visage rempli de lassitude, un corps très long, luisant de sueur, un sexe de ténèbre. La jambe au-dessous du genou s'effiloche d'une façon grotesque. C'est la guerre quelque part en Afrique. Aussi la photo d'un bonze avec de grosses lunettes d'intellectuel, accroupi dans les longs plis de sa tunique safran. Au-dessous suspendu par une ficelle, un bidon d'essence. A la peinture rouge, grossièrement, on a changé une lettre. Au lieu de benzina on lit bonzina. Pendue à un clou, la plaque d'immatriculation d'un G.I. au Viet-nam. Elle est cabossée, carbonisée. Cela se vend pour presque rien aux Puces.