CHAPITRE PREMIER
SIGNES DES DIEUX
Puisque nul ne sait rien ni de la première des morts ni de la première des guérisons, ni méthode ni mémoire aucune ne peuvent aujourd'hui rendre compte avec certitude des conditions de la lente progression de l'homme jusqu'au dernier maillon de la chaîne alimentaire et de la hiérarchie politique. Pourtant, nous qui ne sommes qu'un instant de cet immense passé aboli, point indiscernable dans l'espace du temps, il nous faut faire un pari sur les conditions de cette prise de pouvoir.
Pour augmenter la probabilité de le gagner, nous ne pouvons négliger aucune des traces de notre passé, aucune des sources de notre présent, peu accessibles, mal desservies par les routes du savoir, sinon par quelques mythes, quelques travaux d'ethnographes et quelques indices matériels.
Les premiers rapports qu'ont entretenus l'homme et la douleur, les premières défenses qu'il a développées contre les forces qui l'assaillent ne sont pas simples à circonscrire. Aussi faut-il en chercher les traces dans le présent lui-même. Car nos sociétés, malgré leurs efforts d'amnésie, malgré leur désir de manger leur passé pour le nier, malgré tant de siècles d'activité scientifique, n'ont jamais pu éliminer du comportement humain ce que des millénaires de pratique et d'expérience ont appris aux sociétés sans écriture.
Puisque aucun texte ne permet d'être sûr de l'attitude de ces hommes devant la maladie, ce qui suit ne peut être qu'une tentative pour étayer une hypothèse et déceler le socle du rapport passé au Mal.
Être malade, avoir mal, c'est d'abord se préparer à la mort, donc penser le passage à l'après-vie, donc se représenter et le monde et l'autre monde, et la vie et la non-vie.
Mais on peut aujourd'hui penser l'histoire des origines du Mal sans reprendre de front les débats classiques de l'histoire des religions. Le temps n'est plus où il fallait, pour y participer, choisir entre ceux qui y voyaient la forme d'une peur du monde et ceux qui y trouvaient l'expression d'une solidarité humaine. Aujourd'hui, on peut l'aborder sans tenir pour telle ou telle école, en cherchant à comprendre le sens de la vie, de la douleur, de la maladie, de la guérison et de la mort, pour tous les hommes d'il y a trois mille ans, et presque tous les hommes du monde pauvre d'à présent.
Il faut d'abord rejeter l'idée que la guérison est médicale et passe par le médecin : l'économie politique de la souffrance et de la guérison n'est pas l'économie politique de la médecine. Si le médecin est présent dans les cours des premiers rois, comme à Mycènes, s'il en est fait mention sur les premières stèles, comme à Nippur, il ne représente qu'une fraction dérisoire, anecdotique, des modes primitifs de gestion du Mal. Admettre, comme le font explicitement la plupart des histoires de la médecine, qu'avant et à côté du code d'Ammourabi ou du maître de Cos il n'est rien qui vaille d'être retenu comme témoignage de guérison me semble erroné : c'est dans un univers obscur, antérieur à l'objectivité scientifique et même à l'ordre religieux, que réside la clef de la stratégie fondatrice du Mal. C'est en l'y recherchant qu'on peut, à travers les multiples discours qui désignent encore aujourd'hui le mal, la violence, la maladie, la mort, entendre l'écho de ce qui les fonde, de ce qui en a figé les premières lois : le cannibalisme, premier diagnostic sur le Mal, première réponse à la violence.
Ignoré, censuré, refoulé comme une tache noire sur notre histoire, il demeure une énigme insoluble pour toute culture. Partout, du pithécanthrope de Sumatra à nos contemporains de Mélanésie, de Cronos à Dante, des Upanishad à l'Évangile, il est là. Pourtant, point d'étude d'ensemble qui ait pris l'exacte mesure de sa présence dans l'histoire : on l'a presque toujours vu comme alimentaire, économique. Un tel cannibalisme a sans doute existé chez des animaux : termites, poissons, truies ou lapines se nourissent du même. Mais, puisque les sociétés primitives ne manquent pas de protéines, la stratégie de la faim est une explication insuffisante de l'anthropophagie.
En réalité, manger l'autre pour vivre est la stratégie humaine devant le Mal. Puis, quand la maîtrise de la nature fait de l'homme non plus la première des créatures, mais le souverain des créations, il ne tolère plus de se manger lui-même, il n'accepte plus d'être tué pour survivre dans le corps des autres, et il en refoule jusqu'au souvenir.