Une promenade au milieu des grands fauves
J’ai rencontré le journalisme par hasard. Je n’imaginais pas que j’y consacrerais tant d’heures ni qu’il me procurerait tant de fièvres. C’est parce qu’à vingt ans mon premier roman se heurta au juste refus des éditeurs que je me posais des questions sur ce que j’allais faire de ma vie. Que faire en attendant qu’un de mes livres ait acquis un peu de poids et soit jugé digne de franchir le seuil de la publication ? François Bott qui lançait alors le Magazine Littéraire me proposa d’y collaborer. J’acceptai cette invitation avec enthousiasme : quel meilleur dérivatif pouvais-je donner à ma désillusion ?
J’écrivis mon premier article. Je connus un instant d’ivresse le jour de sa parution. Une fièvre qui retomba vite : Henri Troyat le trouva si indigent qu’il renonça brutalement à l’ouvrage que Dominique de Roux voulait que je lui consacre. Je compris alors que ce métier passionnant était semé d’embûches et de déceptions. Si assuré qu’on soit de sa position, le précipice menace toujours. On n’y est sûr de rien ni de personne. Mais ce charme de l’aventure ne me déplaisait pas. Je me promis d’en savourer les avantages et de ne jamais me plaindre de ses inconvénients. J’ai tenu parole. Quand par deux fois j’ai dû quitter Le Figaro pour avoir interprété au premier degré la devise de Beaumarchais qui orne son frontispice, je n’ai pas été pris au dépourvu : je connaissais les risques et je les acceptais. Je ne dis pas que je n’en ai pas souffert, mais quelle est la passion qui ne comporte pas son lot d’incompréhensions et d’ingratitude ? Ma récompense était ailleurs.
Au Magazine Littéraire, je sus très vite que le métier de critique n’était pas fait pour moi. Il exige des qualités de patience que je ne possède pas. En matière littéraire, je ne peux m’exprimer que par des coups de cœur, des emballements. Et c’est un domaine où il faut juger en permanence. Je ne me sentais pas dans la peau d’un juge, même si – il ne faut pas se payer de mots – on est toujours le juge de quelqu’un.
C’est pourquoi je saisis l’offre qui se présentait d’entrer au Figaro. Là encore Jean Griot qui en était le rédacteur en chef me proposa de m’orienter vers la partie littéraire qui semblait en accord avec mes goûts, je ne dis pas de mes compétences : je n’en avais aucune. Cela n’hypothéquait donc nullement mes choix. Je manifestai le désir de m’occuper de politique. C’est ainsi que je me retrouvais à trier des dépêches et à jouer les utilités dans le prestigieux hôtel particulier du rond-point des Champ-Elysées où siégeait Le Figaro. C’était grisant. J’appris à distinguer les propositions et les projets de loi, à rédiger vite, clairement, à développer des idées et des phrases sur les sujets les plus divers. On me confia bien imprudemment la question de la réforme communale qui agitait alors le ministère de l’Intérieur sans que je susse grand-chose des attributions d’un maire et des procédures de l’adduction d’eau. Mais avec un peu d’application, cette question pouvait sortir de son épaisse brume administrative. En revanche je n’ai jamais pu percer les arcanes des questions touchant les PTT qu’on m’avait confiées. Mais si forte était alors la position des journalistes, et si imposante la réputation du Figaro, personne n’osa protester. Mon incompétence ne m’a jamais apporté les ennuis que me valut plus tard ma trop bonne connaissance des dossiers sensibles que je traitais.
J’aimais la politique. Il faut dire que j’étais en pleine effervescence balzacienne, stendhalienne. Surtout j’étais fou de Benjamin Constant. Ce grand frère m’avait passé le virus de l’ambition politique. N’ayant devant moi que des rêves, je dévorais l’avenir des ambitions les plus folles. Je voulais écrire, faire de la politique, devenir député, ministre, goûter aux ivresses fortes du pouvoir comme avant moi les héros des romans que j’admirais ou leurs auteurs. En plein Nouveau Roman, je caressais les projets fanés des grands acteurs du siècle précédent. Je ne suis jamais vraiment sorti du Romantisme.
Le soir, pendant les loisirs que me laissaient les permanences de nuit au Figaro, je montais dans les combles et je m’installais au milieu des archives du journal. Je retrouvais avec vénération les articles des écrivains qui y avaient collaboré : Victor Hugo, Maupassant, Zola, Proust, Morand, Mauriac surtout que, paralysé par une stupide vergogne, je n’osais approcher. Comme il était vivant ce papier jauni, quel feu brûlait dans ces articles! Comme j’admirais ces écrivains, comme je les aimais. Je me sentais prêt à renoncer à mon bien hypothétique et hypothéqué avenir littéraire pour n’être que leur vestale. Mais bien vite une petite voix m’écartait de ces pieuses intentions et me murmurait ces paroles, comme dans la chanson de Dutronc « Et moi ! Et moi ! Et moi ! ».