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L'enfant
Village de Val-Jalbert, 7 janvier 1916
L'homme observait l’imposante bâtisse qui abritait le couvent-école placé sous le patronage de saint Georges. Il fixait d’un air hagard la croix en fer surplombant un clocheton gracile. Sous sa toque de laine brune, l’inconnu semblait indifférent au vent froid, ainsi qu’à la neige lourde et humide qui trempait ses bottes. Plusieurs fois, une silhouette de religieuse, en robe noire et cornette blanche, s’était approchée d’une des fenêtres brillamment éclairées, mais elle ne pouvait pas le voir. Il faisait bien trop sombre sous le couvert des sapins où l’étranger s’était mis à l’abri des regards.
Il n’était pas d’ici, mais il aurait bien aimé appartenir à ce village. Les gens de Val-Jalbert disposaient de maisons confortables. On racontait même qu’ils bénéficiaient d’un chauffage moderne et de l’électricité. La belle structure du couvent ne démentait pas ces rumeurs, ni les lampes qui jetaient des halos jaunes dans la rue Saint-Georges.
« Il y en a, des vitres, de la planche neuve, et le toit, c’est du bon ouvrage, pensa-t-il. Il s’en dépense, des sous, dans le coin. »
De chaudes odeurs de sucre ou de viande rôtie, renforcées par l’air glacé, venaient le torturer. Le ventre creux, il ferma les yeux un court instant. Il imagina de belles tartes brunes, nappées de sirop d’érable, des volailles luisantes de graisse.
« Ce n’est pas pour moi, tout ça! » se dit-il très bas.
Il jeta un regard inquiet vers les maisons alignées plus loin, le long d’une rue interminable changée en une étroite piste glacée, tracée par les nombreux véhicules qui devaient circuler du matin au soir.
De là où il se tenait, l’homme était tout proche du perron du couvent, flanqué de quatre colonnes en beau bois et protégé par l’avancée d’un grand balcon. Maintenant, il se balançait d’un pied sur l’autre, serrant contre lui un ballot encombrant. Cela avait tout l’air d’un paquet de fourrures. Il n’était pas rare de voir passer à Val-Jalbert des trappeurs qui proposaient des peaux de bêtes aux gens.
Mais ces gars-là ne berçaient jamais leur marchandise.

Sœur Sainte-Lucie approcha de nouveau son visage poupin de la fenêtre. Elle avait vérifié l’état de la salle de classe attribuée aux élèves du cours moyen, les plus grands, souvent chahuteurs et indisciplinés. La religieuse s’inquiétait du retard de sœur Sainte-Madeleine, partie au magasin général acheter de la farine.
– Quand même! Elle devrait être de retour! ronchonna-t-elle en tirant le rideau. Quelle idée de ne pas chausser la paire de raquettes que monsieur le maire a eu la bonté de nous donner! Si elle se casse une jambe, nous serons bien avancées.
Elle se retourna afin de s’assurer de la propreté de la grande pièce. Le plancher, les cloisons en larges planches, les pupitres, tout embaumait encore une douce odeur de sève, de forêt sauvage. Tout était neuf, flambant neuf; le couvent-école, comme le nommaient les villageois, avait été construit pendant l’été. Les sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil, de Chicoutimi, s’étaient installées le 10 décembre, soit presque un mois plus tôt, avec pour mission d’enseigner aux enfants de Val-Jalbert. La population ne cessait de croître, les salaires avantageux offerts par l’usine de pâte à papier attirant nombre de familles au bord de la rivière Ouiatchouan.
La religieuse éteignit le plafonnier en actionnant avec une sorte de respect le commutateur en bakélite brune qui coupait le courant électrique avec un petit bruit sec caractéristique. C'était tout nouveau pour elle.
– Si jamais il était arrivé malheur à notre étourdie! dit-elle tout bas.
Sœur Sainte-Madeleine ignorait qu’on lui prêtait la réputation d’oublier à la minute les consignes et les conseils, et de s’égarer facilement, d’où les inquiétudes légitimes de sœur Sainte-Lucie. Pourtant, la jeune religieuse marchait d’un bon pas vers le couvent. On l’avait retenue au magasin général situé au rez-de-chaussée de l’hôtel du village, mais elle ne le regrettait pas. Elle avait passé un agréable moment à détailler toutes les marchandises présentées. Cela composait un ensemble de couleurs plaisantes à l’œil, un spectacle qui flattait son âme d’artiste. De plus, une alléchante odeur de ragoût brûlant flottait dans l’air et la faisait saliver. Bien des habitants de Val-Jalbert souhaitaient discuter avec les sœurs qui venaient de prendre leurs fonctions d’enseignantes. Ces saintes personnes veilleraient désormais sur l’éducation des enfants et, à chaque rencontre, les présentations n’en finissaient pas.
Tout en longeant la rue Saint-Georges, sœur Sainte-Madeleine croyait encore entendre les deux clientes qui, devant le comptoir du magasin, lui avaient adressé la parole.
« Je suis la mère du petit Ovide, un brun aux yeux verts, ma sœur! Soyez ferme avec lui, c’est un sacripant!
– Ma fille, Rose, est chez les grandes! Elle s’occupe de ses petits frères, le soir. C'est une bonne enfant! »
Un attelage déboula au grand trot. Sœur Sainte-Madeleine n’eut que le temps de se réfugier sur le tas de neige qui formait un talus de chaque côté du passage dégagé et durci par les allées et venues quotidiennes des charrettes et des camions. Le cheval, une grande bête rousse, fit un écart. Le conducteur salua la religieuse d’un geste.
Sœur Sainte-Madeleine ajusta sa cape en drap de laine. Le vent était glacé. Il s’y mêlait de minuscules cristaux coupants comme du verre pilé. La jeune femme se pencha en avant et continua à avancer tête baissée pour se protéger le visage. La silhouette massive du couvent se dressait à quelques pieds seulement, tel un havre miraculeux posé là par la main de Dieu. L'hiver commençait à peine, le froid empirerait, mais il y aurait toujours cet asile cossu, baigné d’une bonne chaleur, où il ferait bon se réfugier.
– Je suis transie! soupira-t-elle. Sœur Sainte-Lucie fera bien de surveiller ses réserves. Quand le thermomètre descendra plus bas, je n’irai pas courir au magasin. Manquer de farine, quelle sottise!
Un cri plaintif s’éleva soudain, tout proche. Cela pouvait être aussi bien l’appel d’un rapace que le glapissement d’un renard. La frêle religieuse prit peur. Elle lança un regard affolé vers le clocher de l’église et se signa. Malgré l’éclairage public mis en place par les gérants de l’usine, malgré la vue rassurante des maisons, alentour s’étendaient des milliers d’acres de forêt, domaine des bêtes sauvages.
– Je manque vraiment de courage! constata-t-elle à mi-voix, soulagée d’atteindre enfin le perron.
Cette fois, des pleurs étouffés résonnèrent à ses pieds. Sœur Sainte-Madeleine buta dans un ballot de peaux, ficelé à deux endroits, posé contre la porte. Les battements de son cœur s’accélérèrent, tandis qu’elle se penchait pour examiner de près l’étrange colis. Une lanterne rivée sous le balcon servant d’auvent dispensait une vague clarté jaunâtre.
– Un bébé! Un tout petit bébé, s’exclama-t-elle.
Au milieu d’un nid de fourrures, un petit visage rageur se devinait. Il n’y avait pas d’erreur possible.
– Doux Jésus! gémit la religieuse, stupéfaite.
Elle souleva le paquet et, du coup, laissa tomber le sac de farine. Sœur Sainte-Lucie ouvrit au même instant.
– Regardez, c’est un bébé! lui cria sœur Sainte-Madeleine. Qui est assez cruel pour abandonner un tout petit enfant par ce froid? On voulait sa mort! Vite, vite, laissez-moi entrer!
La mère supérieure, sœur Sainte-Apolline, se trouvait également au rez-de-chaussée. Elle s’approcha, les sourcils froncés. Après avoir ajusté ses lunettes sur son nez, elle écarta d’un geste sec les fourrures enroulées autour du bébé dont les cris redoublaient.
– Pourquoi avez-vous ramené cet enfant ici? la questionna-t-elle. Sœur Sainte-Madeleine, expliquez-vous!
– Mais, ma mère, je viens de le dire. Il était sur notre perron. Quelqu’un l’aura déposé pendant mon absence.
Sœur Sainte-Apolline en resta muette.
– Ma mère, voyez comme il est rouge! renchérit sœur Sainte-Lucie. Touchez donc son front, il est brûlant. Cet enfant est malade.
– Un bébé est souvent rouge quand il pleure aussi fort! coupa la supérieure. Pauvre petit, il faut le monter à l’étage. Donnez-le-moi.
La jeune sœur Sainte-Madeleine hésitait; à vingt-trois ans, elle avait gardé une sensibilité exacerbée d’adolescente. Le poids du ballot de fourrures, son étonnant contenu, surtout, lui causaient une violente émotion. La mère supérieure se saisit du paquet et, dans un vif mouvement de sa robe noire, tourna les talons. Le bébé reprenait son souffle, bouche bée. Deux prunelles très bleues, embuées de larmes, se rivèrent aux yeux bruns de la religieuse en montant l’escalier.
– Quelle pitié! se désola-t-elle.
Sœur Victorienne, la converse1, surveillait la cuisson de la soupe. Elle poussa un cri de surprise en voyant entrer la supérieure et son fardeau.
– Une mère serait-elle morte au village? balbutia-t-elle. Le curé nous aurait prévenues, quand même!
– Nous tirerons cette affaire au clair plus tard, répliqua un peu sèchement sœur Sainte-Apolline. Un enfant vient d’être confié à notre bienveillance. D’où qu’il vienne, nous ne pouvons pas le laisser dehors.
Le premier étage abritait les chambres des religieuses, une salle paroissiale, ainsi qu’une grande cuisine où elles aimaient séjourner jusqu’à l’heure du coucher. L'aménagement de la pièce se composait d’une table entourée de chaises et de deux vaisseliers en vis-à-vis. Un gros poêle en fonte aux flancs émaillés dispensait une agréable chaleur, mais tout le reste du bâtiment bénéficiait d’un chauffage central. Dans une région où la température pouvait descendre à moins quarante, c’était un luxe dont les sœurs avaient pleinement conscience.
Les quatre femmes se penchèrent sur l’enfant que la supérieure venait d’allonger sur la table, un torchon roulé en guise d’oreiller. Une fois extirpé de son nid de fourrures, le petit personnage dégagea une odeur désagréable.
– Il a sali ses langes, si toutefois il en porte! bougonna sœur Sainte-Apolline. Je lui donnerais dix mois, à ce petit, ou bien un an, puisqu’il a beaucoup de dents.
– Comment allons-nous le changer? s’écria la converse. Nous ne sommes pas équipées, ici. Et que lui faire manger? Il faudrait un biberon. Je peux préparer du lait chaud.
Sœur Sainte-Apolline leva les yeux au ciel.
– Notre potage conviendra. Le plus important pour l’instant est de le laver. Allons, dépêchons-nous.
Les religieuses conjuguèrent leurs efforts. L'une dénicha une bassine en zinc, l’autre y versa de l’eau bouillante. La converse prépara le pain de savon et des linges propres. Se rapprochant, elle examina les fourrures.
– Ma mère, ces pelages coûtent cher. Il y a des peaux de martres et de castors. La plus grande, c’est du renard argenté. Mon père était trappeur. Je m’y connais.
– Peu m’importe, je ne vais pas faire du troc sur la place publique! déclara la supérieure. Il y a peu de chances que cet enfant soit de Val-Jalbert. Cependant, je ferai mon enquête. Si personne ne l’identifie, nous serons obligées de le confier à un orphelinat.
Les religieuses, envahies par une sincère compassion, hochèrent la tête. Les garçons étaient recueillis par l’Orphelinat agricole des frères de Saint-François-Régis, situé sur les terres de Vauvert, à Péribonka. Les filles se retrouvaient à l’Hôtel-Dieu Saint-Vallier, à Chicoutimi, fondé par les Augustines de la miséricorde de Jésus.
La jeune sœur Sainte-Madeleine eut un sourire très doux en caressant le front du bébé.
– Nous pourrions peut-être la garder, si c’est une fillette, ma mère! dit-elle d’une voix bouleversée.
Sœur Sainte-Apolline ne répondit pas. Elle commença à déshabiller l’enfant avec dextérité. Sous le bonnet en laine se cachait une courte toison bouclée couleur châtain. Les vêtements grossiers révélèrent un corps dodu, mais marbré de taches rouges.
– Mon Dieu! se lamenta la sœur converse, c’est peut-être la picote!
– La picote! répéta la mère supérieure. Dieu nous protège!
Les religieuses se regardèrent avec anxiété et se signèrent d’un même élan. Seule sœur Sainte-Lucie releva ses manches et plongea un carré de tissu dans l’eau chaude.
– J'ai eu la maladie à vingt ans! lança-t-elle. Le docteur qui m’a soignée, à Québec, disait qu’on ne l’attrape qu’une fois. Mes joues en gardent la marque, mais le Seigneur m’a accordé la guérison. Alors, je ne me suis jamais plainte.
En un tour de main, elle débarrassa le bébé des langes qui entouraient ses fesses et son ventre, et entreprit de le nettoyer.
– Ah, c’est une petite fille! annonça-t-elle. Ma mère, voyez comme elle cligne les yeux, la lumière la dérange. Sa peau est brûlante. Sans doute, ses parents espéraient que nous saurions la soigner. Ces pauvres gens ont dû se tromper et confondre le couvent avec un hôpital. Ils devaient être bien malheureux pour en arriver à une telle extrémité.
– Dans ce cas, ils auraient frappé à la porte et se seraient présentés! répliqua sœur Sainte-Apolline. Ce ne sont pas des manières de bons chrétiens d’abandonner un enfant à la nuit tombée, par ce froid.
Sœur Sainte-Madeleine essuya discrètement les larmes qui perlaient à ses yeux. La vue du bébé malade lui causait une vive émotion. Elle aurait voulu s’en occuper, le prendre à nouveau dans ses bras, mais elle redoutait la maladie, surtout la variole qui marquait les chairs de profondes cicatrices, si l’on en réchappait. Le visage de sœur Sainte-Lucie en était la preuve. Elle n’osait même plus toucher les habits du bébé. Pourtant, en prenant le voile, elle savait ce qui l’attendait, comme le dévouement à tous, petits et adultes. La supérieure ne fut pas dupe.
– Lavez-vous les mains et le visage à l’eau froide et au savon, sœur Sainte-Madeleine! lui dit-elle. Et ne vous affolez pas, la petite n’a peut-être qu’une rougeole!
Pendant ce temps, la converse secouait les fourrures et les soupesait. Un bout de papier tomba à ses pieds. Elle s’empressa de le ramasser et lut à voix haute :
« Notre fille s’appelle Marie-Hermine. Elle a eu un an le mois dernier, avant Noël. Nous la remettons entre vos mains, à la grâce de Dieu. Les fourrures sont une avance sur sa pension. »
– Ce n’est pas signé! ajouta-t-elle. Marie-Hermine! Quel joli prénom!
Sœur Sainte-Lucie examina à son tour le message. Elle fit la moue, en disant:
– Ce sont des gens instruits, il n’y a aucune faute et le style est correct.
– Oh, ils ont pu dicter ça à une tierce personne! répliqua la sœur converse. En tout cas, Hermine est un prénom catholique et cela me rassure.
– Ce n’est guère le moment de bavarder! coupa la mère supérieure. L'enfant a une forte fièvre et il n’y a ni docteur ni infirmière à Val-Jalbert. Les gens ont tout le confort moderne, l’électricité, le téléphone, une pension avec vingt chambres, un barbier, un boucher, mais pas de médecin! Pas de médecin, a-t-on idée? Qui va soigner cette malheureuse petite? Voyez, elle somnole, à présent. Sœur Sainte-Lucie, je crois qu’il faut prévenir le curé. Je crains que notre protégée ne passe pas la nuit!
La menace contenue dans ces mots sema la consternation. Marie-Hermine poussa une plainte et mordilla son poing fermé.
– Elle a surtout faim, on dirait! avança la sœur converse. Je laverai ses hardes plus tard. Le mieux à faire est de l’envelopper dans un drap propre.
La supérieure s’en chargea. Elle s’assit, le bébé sur les genoux.
– La fièvre assoiffe! dit-elle. Sœur Victorienne, nous avons de l’écorce de saule. Faites-lui une infusion, c’est fébrifuge et désaltérant. Et vous, sœur Sainte-Lucie, courez chercher le curé. Vous toquerez aussi chez notre voisine, madame Marois. Son fils a dix-huit mois, elle pourra sans doute nous céder de quoi habiller la petite.
Ces ordres distribués, sœur Sainte-Apolline berça l’enfant. Ses lèvres s’agitaient. Les religieuses comprirent qu’elle priait.
***
L'homme ne se décidait pas à partir. Tout s’était passé comme il l’avait espéré, mais cela ne l’empêchait pas de sangloter, transi malgré ses vêtements épais. Il tentait de se réconforter en imaginant ce qui se passait à l’intérieur de la grande bâtisse confortable. La sœur qu’il avait vue s’éloigner une demi-heure plus tôt venait de trouver l’enfant. La petite, bien protégée par les fourrures, n’avait pas eu le temps de souffrir du froid. Il ne lui avait fallu que deux minutes pour courir poser sa fille contre la porte, après avoir estimé que la religieuse ne tarderait plus. Maintenant, son sacrifice accompli, il devait tourner le dos au village et disparaître. Cela lui coûtait. Au fond de son cœur, il avait la certitude que jamais, il ne reverrait la fillette qu’il adorait, car c’était un bon père et il souffrait au plus profond de son être.
Il jeta un dernier regard sur le couvent, observant aussi les alentours. Il neigeait dru, à présent, mais pas assez pour voiler les lumières réparties le long de la rue Saint-Georges. Un long frisson de chagrin le secoua. Il se baissa et chaussa ses raquettes, avant d’allumer une lanterne à pétrole.
«J'aurais pu me faire embaucher comme ouvrier, mais voilà, c’est réservé aux honnêtes gens, pensa-t-il. Je te demande pardon, ma petite chérie, mon petit amour! Marie-Hermine, c’est bien joli, ce nom-là. Tu n’auras pas longtemps entendu tes parents le prononcer. »
Il s’enfonça sous le couvert dense des épinettes. La neige effacerait ses empreintes bien avant l’aube. Chaque enjambée l’éloignait de son enfant et il avait envie de hurler son désespoir.
« Pourvu que les sœurs puissent la sauver. Elle, au moins, elle aura une vie meilleure que la nôtre. »
L'homme s’enfonça dans les profondeurs de la forêt qui s’étendait, obscure, infinie. Le grondement de la chute d’eau de la rivière Ouiatchouan semblait le poursuivre. La gigantesque cascade rugissait tel un animal furieux. Ceux qui vivaient à Val-Jalbert n’y prêtaient plus attention. C'était l’heure paisible où les villageois s’enfermaient dans la bonne chaleur de leur cuisine. La femme servait la soupe ou du ragoût. Affamés, le mari et les enfants, attablés ne bronchaient pas. Les bêtes étaient nourries, à l’abri des bâtiments qui leur étaient dévolus. Il n’y avait guère de monde dehors.
« Comme elle avait chaud, la petite! C'était la fièvre. Elle pleurait, elle voulait que je la prenne à mon cou, songea encore l’homme. Mon Dieu, si elle avait été en âge de m’appeler papa, je n’aurais jamais eu le courage de me séparer d’elle. »
Ses pensées, ses regrets et l’épine douloureuse du remords le torturaient. Gêné par la neige encore molle et les branches basses qui fouettaient son visage, il allongea ses pas. Il marcha ainsi jusqu’à une cabane de bûcheron. Des chiens aux yeux obliques et à la fourrure épaisse blanche de neige l’accueillirent en jappant. Ils étaient attelés à un traîneau.
– Paix, mes lascars, paix! On ne s’en ira pas avant demain.
Il devinait une faible clarté à l’intérieur. Un instant, il eut la tentation de s’enfuir. Laura était peut-être morte. Honteux de sa lâcheté, il entra. Le feu allumé dans un vieux bidon en fer était réduit à un lit de braises. La chandelle brûlait encore, mais la mèche crachotait, à demi noyée dans une flaque de cire.
Une voix fluette s’éleva d’une couchette sommaire accolée au mur de rondins.
– Jocelyn?
– Oui, mon amour, je suis de retour.
Il s’agenouilla lourdement et passa une main rugueuse sur les joues empourprées de sa compagne. Laura haletait, le regard voilé par la même fièvre qui consumait leur petite fille.
– Notre petite Hermine est en sécurité. Les sœurs l’ont prise. Ces saintes femmes la soigneront. Elles lui donneront une bonne éducation.
– Oh, je peux mourir, maintenant, soupira la jeune femme dont les traits fins se détendirent. Mais j’ai soif, tellement soif.
Jocelyn la fit boire. Il accomplissait le moindre geste sans cesser d’épier les bruits de la forêt. Si un des chiens grognait, il se raidissait, lançant un coup d’œil noir vers son fusil. C'était un homme traqué, qui s’apprêtait à porter le deuil de son unique amour.
***
Élisabeth Marois avait fait souper son mari très tôt. Joseph prenait son quart de travail à onze heures du soir et il avait l’habitude de dormir après le repas, afin d’être d’attaque pour se rendre à l’usine. Leur fils Simon était couché lui aussi, repu d’une solide bouillie d’orge sucrée au sirop d’érable.
La bouilloire sifflait sur le poêle. Élisabeth avait dix-neuf ans. Elle tenait sa maison avec soin. La vie à Val-Jalbert la comblait. La paye était bonne et le logement, douillet. Elle dénoua ses cheveux, une masse de frisettes d’un blond foncé, et les brossa. Mince, bien faite, la jeune femme s’accordait chaque soir un peu de temps pour sa toilette. En chemisette, les bras nus, elle lorgnait gaiement de ses yeux verts le baquet d’eau chaude qui l’attendait. Mais on frappa à sa porte.
Vite, elle enfila son corsage en cotonnade sans le fermer tout à fait et se drapa d’un châle.
«Qui est-ce? se demanda-t-elle. Si Annette vient encore m’emprunter du sucre, je lui dirai ma façon de penser. »
Annette Dupré, une robuste personne de trente-deux ans, avait quatre enfants et l’art de puiser dans les réserves de ses voisines. Élisabeth ouvrit en affichant une mine méfiante. Sœur Sainte- Lucie, vêtue d’une pèlerine semée de flocons, lui apparut. La jeune femme fut rassurée dès qu’elle aperçut le voile blanc sous la capuche.
– Entrez, ma sœur, je vous en prie! Qu’est-ce qui vous fait sortir par un temps pareil?
– Oh, j’en ai vu d’autres! répliqua la religieuse en tapant ses grosses chaussures sur le seuil. Je préfère la neige à ces jours où le gel vous pétrifie le sang et même la cervelle.
Sœur Sainte-Lucie considérait les lieux avec une curiosité discrète. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de visiter une des maisons du village. Les cloisons peintes en blanc, les plinthes d’un beige clair, tout était impeccable. Une odeur de cire montait du plancher fait de larges planches peintes en jaune.
– Il nous arrive un grand malheur, madame Marois! s’exclama-t-elle en admirant les rideaux en lin, ourlés d’un rang de dentelle.
– Au couvent? s’étonna Élisabeth.
– Oui! Nous avons trouvé un enfant d’un an devant notre porte, empaqueté dans des fourrures. Une fillette bien malade. Notre supérieure m’a envoyée chez le curé Bordereau pour qu’il vienne donner l’extrême-onction. Souvent, ce sacrement fait des miracles. Et il nous faudrait également des vêtements, et sœur Sainte-Apolline a pensé à vous, puisque votre fils n’a que six mois de plus que la petite. Quelques langes, aussi…
– Bien sûr! s’écria la jeune femme. Pauvre fillette! Je vais vous chercher ce qu’il faut. C'est à l’étage, dans la chambre de Simon. Asseyez-vous, ma sœur.
Élisabeth tourna le dos à la visiteuse afin de boutonner son corsage. Elle en profita pour tenter de se remémorer l’identité des quatre religieuses.
«Voyons, sœur Sainte-Apolline, ce doit être la mère supérieure, celle qui porte des lunettes et enseigne aux plus grands. La converse se nomme sœur Victorienne et s’occupe des petits. Ensuite il y a cette jeune fille si belle, sœur Sainte-Madeleine, je crois, qui a un sourire d’ange. Là, je reçois la quatrième, sœur Sainte, sœur Sainte... »
Elle ne parvenait pas à se rappeler le nom. Ce fut le dernier de ses soucis lorsque sœur Sainte-Lucie ajouta, d’un ton alarmiste :
– Nous craignons la picote! L'enfant est fiévreuse et couverte de plaques rouges.
Élisabeth recula immédiatement, se heurtant au buffet. Elle n’avait aucune envie d’être contaminée et s’effrayait déjà pour son fils.
– La variole est très contagieuse, ma sœur! s’affola-t-elle. Il faudra fermer votre école.
– Il faudra surtout prier! répondit avec conviction la religieuse.
« Mon Dieu, est-elle inconsciente? s’interrogea Élisabeth qui grimpait à vive allure jusqu’au premier étage. Je suis pieuse, mais les prières ne feront pas reculer la picote! »
Les maisons pour les ouvriers de l’usine de pâte à papier étaient toutes construites sur le même modèle. Au rez-de-chaussée, une pièce servant de cuisine et un salon, en haut, deux chambres séparées par un couloir. Un logis identique à celui des Marois se dressait à une trentaine de pieds. C'était là qu’habitait la fameuse Annette Dupré.
– Joseph, réveille-toi, c’est grave! implora la jeune femme en secouant son mari.
Il entrouvrit les yeux en rabattant drap et couverture de laine. C'était un bel homme de vingt-huit ans, très fier de son épouse qu’il surnommait Betty dans l’intimité. Il se redressa en frottant ses yeux, les cheveux bruns en bataille. Son gilet de corps révélait sa puissante musculature.
– Joseph, les sœurs ont recueilli un bébé atteint de la picote! Si le mal se répand, ce sera terrible. Notre Simon pourrait en mourir ou finir ses jours défiguré.
– Comment le sais-tu? maugréa-t-il.
– Une des religieuses est en bas, elle m’a demandé des habits pour l’enfant qu’on a déposé à leur porte. Joseph, j’ai peur.
Élisabeth alluma leur lampe de chevet. Une clarté dorée se répandit sur les frisettes qui couronnaient son front. Son mari l’embrassa sur les lèvres et lui caressa la joue.
– Ne te fais pas de bile, le curé saura quoi faire! Quand les gars sauront la nouvelle, à l’usine, ça va jaser! Betty, donne-lui ce qu’elle veut et après n’ouvre plus à personne.
– Comment veux-tu? gémit la jeune femme. Qui va traire la vache demain matin et nourrir les poules?
– Tu sortiras par-derrière et tu n’iras pas plus loin que notre cour, d’accord? J’irai au magasin si tu as besoin de quelque chose.
Élisabeth approuva d’un signe de tête. Elle ne comprenait pas bien en quoi ces mesures les mettraient à l’abri de la picote.
– Tu peux l’attraper, toi aussi! déclara-t-elle.
– Les hommes sont plus résistants, Betty! coupa-t-il.
Joseph s’étira. Il serait bien resté au lit encore une heure ou deux, mais il se leva et se rhabilla. Élisabeth entra à pas de loup dans la chambre de leur fils. Simon dormait tranquille. Son petit lit en bois, fabriqué par son père, était peint en bleu ciel.
– Mon trésor, mon mignon! murmura-t-elle tendrement en se penchant sur le garçonnet.
Elle eut vite fait de rassembler de quoi vêtir un bébé d’un an. Non sans regret, car elle les avait cousus elle-même avec grand soin, elle sortit de l’armoire six langes de coton, doublés d’un tissu éponge.
Sœur Sainte-Lucie la remercia avec douceur, intimidée par la présence de Joseph, un gaillard de plus de six pieds qui la toisait sans grande amabilité. L'homme était descendu avant Élisabeth et s’était contenté de la saluer à distance. Dans un souci de politesse, la religieuse s’exclama gentiment:
– Je crois avoir entendu notre maire vous citer, monsieur Marois! L'année dernière, vous avez remporté le concours du plus joli jardin, n’est-ce pas? J’ai hâte de voir Val-Jalbert en toilette d’été, tout fleuri. Ce doit être pimpant.
– Hum! fit-il. Si la picote tue nos enfants, il n’y aura pas beaucoup de monde pour jardiner.
La sœur n’osa pas répliquer. Elle quitta le couple le cœur lourd. Les paroles de Joseph Marois pesaient sur ses épaules. L'ouvrier n’avait pas tort. Elle se dirigea vers le presbytère. Comme sœur Sainte-Madeleine, elle avait renoncé à chausser des raquettes. Le froid lui parut plus vif. Sous ses pieds, la neige tassée crissait.
– Mon Dieu, le thermomètre descend. Il gèle dur!
Elle traversa la rue Saint-Georges le regard rivé à la croix fichée au sommet du clocher de l’église. C'était une imposante construction en bois, à laquelle s’adossait le presbytère, de belle dimension lui aussi.
Le père Alphonse Bordereau 2 veillait sur ses paroissiens avec un zèle remarquable. Il se couchait tard au cas où l’on aurait besoin de ses services. C'était le premier curé résidant à Val-Jalbert. Cinq ans plus tôt, en octobre 1911, il avait été accueilli avec enthousiasme, par toute la population heureuse de lui présenter la nouvelle église juste bâtie, succédant à la modeste chapelle érigée en face de l’usine quelques années auparavant.
La religieuse frappa, réconfortée par la lumière qui filtrait au travers des rideaux.
– Sœur Sainte-Lucie! Que se passe-t-il? s’inquiéta le curé en l’invitant à entrer.
La religieuse le mit au courant de la situation en quelques mots.

Le couvent-école, qui avait si peu servi encore, abritait peut-être les germes d’un mal redoutable. Une mise en quarantaine serait indispensable. C'était à peu près ce que pensait le curé Bordereau au moment d’en franchir le seuil. Il avait la charge de faire régner à Val-Jalbert un mode de vie exemplaire, si bien que les candidats à l’embauche étaient sélectionnés au moyen d’un questionnaire rigoureux. On ne voulait pas d’ivrognes ni de mauvais sujets à l’usine, ni dans le village modèle rêvé et réalisé par son fondateur Damase Jalbert. Les salaires attiraient une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse, et il fallait loger tout le monde. De nouvelles maisons seraient bâties l’été prochain. On parlait de créer une troisième rue, sans doute une quatrième, même, qui figuraient déjà sur les plans du cadastre.
– Saviez-vous, ma sœur, dit-il soudain, que la deuxième rue du village, la rue Saint-Joseph, a été tracée en 1913, l’année où monsieur Dubuc, le directeur de la compagnie, a rebaptisé Ouiatchouan Falls du nom de Val-Jalbert, en hommage au fondateur de la fabrique? Notre municipalité se porte à merveille, la fabrique nourrit de façon honorable chaque famille. Ce serait un grand malheur si une épidémie se déclarait. Prions pour que ce ne soit pas la variole.
– Je prie, mon père, je ne fais que prier.
La mère supérieure n’avait pas bougé de sa chaise. Le bébé somnolait sur ses genoux. Elle salua le curé Bordereau d’un clignement de paupières.
– Je vous remercie d’être venu, mon père! affirma-t-elle. Mais je déplore qu’un endroit aussi civilisé que Val-Jalbert soit dépourvu de poste médical. Cette enfant souffre d’une forte fièvre. Je crains pour sa vie.
– Voyons, ma sœur, en cas de problème, les malades ou les blessés sont transportés en train à Roberval. Le trajet est court, vous avez pu le constater pendant votre voyage jusqu’ici. Laissez-moi examiner la petite. J’ai vu de nombreux cas de picote quand j’étais jeune séminariste. Ce mal décimait les Indiens, mais les Blancs y résistent mieux.
– J'en ai guéri! ajouta vite sœur Sainte-Lucie.
Le curé comprit enfin pourquoi la religieuse avait le visage grêlé. Il opina et se pencha sur la fillette.
– Je crois qu’il s’agit plutôt d’une rougeole! conclut-il après un examen minutieux. La picote se manifeste par des pustules et non des plaques. Pour suppléer à l’absence d’un docteur, j’ai étudié un peu la médecine. L'éruption qui vous a effrayées annonce le paroxysme de la maladie. La fièvre demeure préoccupante, mais elle devrait baisser dès demain. Qui d’autre est au courant?
– Joseph et Élisabeth Marois! répondit sœur Sainte-Lucie. Je suis allée chez eux avant de frapper au presbytère. Nous manquions de langes et de vêtements appropriés.
Le curé Bordereau esquissa une grimace de contrariété.
– Joseph est un excellent ouvrier, un brave garçon, mais c’est un meneur. Il travaille de nuit à l’usine. Avant le chant du coq, la moitié de la population sera en proie à la panique, si ce n’est plus. Je téléphonerai au docteur Demilles3, à Roberval. Son diagnostic me paraît nécessaire pour rassurer mes paroissiens.
Les religieuses se préparaient à souper, excepté la supérieure qui jeûnait souvent et continuait à bercer le bébé.
– C'est étrange, mon père, dit-elle, qu’à peine installées dans ce couvent, nous trouvions à la porte une enfant abandonnée. La providence aurait-elle guidé ses parents vers nous? D’où vient Marie-Hermine? Et où échouera-t-elle une fois guérie, si Dieu lui accorde ce bienfait?
– J'avoue être surpris et navré par ce drame! répliqua le curé. Une famille respectable ne laisse pas en chemin une petite fille de cet âge. Je mènerai une enquête, bien sûr. Et, dès que possible, je conduirai votre protégée à l’orphelinat de Notre-Dame-de-Saint-Vallier. En attendant, je lui trouverai une nourrice, car vous ne pourrez pas la garder au couvent. Une quarantaine s’impose, sœur Sainte-Apolline. C'est regrettable, car vous aviez pris vos fonctions quelques jours avant Noël seulement. Les élèves n’ont pas eu le temps de s’accoutumer à vous.
– Mais qui fera la classe, mon père? s’étonna sœur Sainte-Madeleine.
– Avant votre arrivée, ma sœur, l’école se tenait dans le bâtiment proche de l’église. Je me sens capable d’enseigner le temps voulu. Sœur Sainte-Lucie me secondera, puisqu’elle a déjà eu la variole. Même si c’est une rougeole, les mesures seront identiques. Le mal est contagieux. Il provoque fréquemment des migraines en plus de la fièvre, et il peut laisser des séquelles en s’attaquant à la vue. Nous ne devons faire courir aucun risque aux enfants de Val-Jalbert.
La mère supérieure approuva d’un léger signe de tête. La toute petite Marie-Hermine dormait blottie sur sa poitrine. C'était plus la femme que la religieuse qui guettait le bruit ténu de sa respiration, avec l’angoisse de l’entendre s’arrêter brusquement.
– Elle me semble moins chaude! dit-elle enfin à la converse. La tisane de saule lui a fait du bien.
Le curé Bordereau esquissa une moue réprobatrice.
– Ne vous attachez pas trop, ma mère! recommanda-t-il. Dieu nous a confié cette fillette, mais sa place n’est pas chez nous. Encore moins ici, au couvent.
Sœur Sainte-Apolline eut l’impression d’être démasquée. Depuis qu’elle berçait le bébé, brûlant, lourd d’une courte existence menacée, son austérité fondait. Soudain, elle considéra avec soulagement la quarantaine qui l’enfermerait entre ces murs, auprès de Marie-Hermine.
– Faites au mieux, mon père! déclara-t-elle. Le programme scolaire que nous avions établi comporte de l’arithmétique, du catéchisme, du français et de la géographie.
– Il y a aussi l’histoire du Canada et l’histoire sainte! ajouta sœur Sainte-Madeleine.
– J'en tiendrai compte, assura le curé. Bonsoir, mes sœurs, je reviendrai demain en compagnie du docteur Demilles.
Il esquissa un signe de croix à quatre pouces du front de Marie-Hermine.
***
Élisabeth regardait s’éloigner son mari. Il portait une veste fourrée et une casquette à oreillettes. Chaque fois qu’il retournait à l’usine, elle demeurait sur le perron de la maison, par n’importe quel temps. Il ne neigeait plus; le ciel s’était dégagé. Le semis d’étoiles dévoilé par les nuages en fuite laissait présager une journée glaciale, le lendemain. L'emprise du gel sur la nature était presque perceptible à la jeune femme. Elle croyait deviner d’infimes craquements, une qualité de silence différente. Le froid l’oppressait. Pourtant, c’était une fille du pays, née au bord du lac Saint-Jean que l’hiver transformait en une vaste étendue blanche.
– Mon pauvre Joseph! Il avait du regret de me quitter. Son équipe nettoie les presses, ce soir.
Elle n’avait jamais mis les pieds à l’usine, ce n’était pas le domaine des femmes du village. Mais les discussions au magasin général avaient souvent pour sujet les conditions pénibles de travail. Les salles de la fabrique de pâte à papier étaient toujours détrempées, trop proches de la gigantesque chute d’eau pour ne pas être imprégnées d’humidité. Les sols glissaient, et le fracas des machines, meules, métiers, presses hydrauliques, était terrifiant.
– Je lui ferai des beignes pour le goûter! se promit Élisabeth.
Les bonnes épouses avaient à cœur, comme elle, d’être aux petits soins pour leur homme. Chacun trouvait au retour du linge tiède et propre, du café chaud, des pâtisseries. Élisabeth aimait Joseph de toute son âme. Ils s’étaient mariés trois ans plus tôt et, tout de suite, Dieu leur avait accordé un bébé, un fils.
La jeune femme jeta un coup d’œil inquiet dans la direction du couvent. L'histoire de la fillette abandonnée, atteinte de la picote, la tracassait. L'ordre, la discipline, la franche camaraderie et des mœurs exemplaires régnaient à Val-Jalbert. Joseph lui avait dit en l’embrassant que cette enfant malade causerait des ennuis. Élisabeth rentra et s’enferma à double tour.
***
Sœur Sainte-Apolline luttait contre le sommeil. Elle avait couché Marie-Hermine dans son propre lit. Le bébé était langé, mais il ne portait qu’une petite brassière de coton. La supérieure pensait que la fièvre baisserait plus vite si la petite n’était pas trop couverte. Pendant son noviciat, elle avait soigné beaucoup de malades à l’Hôtel-Dieu Saint-Vallier de Chicoutimi et en avait tiré des enseignements.
L'enfant s’agitait et geignait. La veilleuse posée sur la table de chevet éclairait son visage empourpré.
– Pauvre angelot! soupira la religieuse.
Elle se remit à prier, son chapelet entre les doigts. Malgré sa profonde piété, sœur Sainte-Apolline, née Thérèse Bouchard, s’interrogeait.
« Faut-il croire à la destinée de chaque individu? J’ai hésité à accepter ce poste à Val-Jalbert. Qu’est-ce que je craignais? C'est une noble tâche d’éduquer des enfants, de leur montrer la voie à suivre, celle de l’honnêteté et du labeur récompensé. Le village présente tous les avantages modernes, et cette maison me paraît parfois trop confortable. »
La mère supérieure s’adressa des reproches. Si les gérants de l’usine avaient décidé de construire un si bel édifice, elle ne devait éprouver qu’une sincère reconnaissance pour ce geste et non douter de son bien-fondé. Le jour de son arrivée, elle avait tressailli de joie en découvrant les classes et leur mobilier, l’étage fort bien aménagé avec une cuisine dotée d’un fourneau neuf et un dortoir très pratique. Des parois coulissantes délimitaient un espace pour chaque religieuse, avec un lit et une table de nuit.
Quelque chose grattait son poignet. Marie-Hermine était réveillée. Le bébé avait changé de position et c’étaient ses doigts minuscules qui l'effleuraient, comme pour l’appeler. La religieuse subit de nouveau l’éclat des prunelles de saphir. Ce fut très bref. Soudain la fillette se cambra, secouée de violentes convulsions, les yeux révulsés ne montrant que du blanc.
– Doux Jésus! Elle s’étouffe!
Sœur Sainte-Apolline avait crié si fort que la sœur converse accourut, suivie de sœur Sainte-Lucie. Elles étaient toutes les deux en chemise de nuit, les cheveux coupés au ras de la nuque.
– Ce sont des convulsions. Elle suffoque! s’affola la supérieure. Nous allons la perdre! Mon Dieu, ayez pitié de ce petit ange!
Pendant d’interminables minutes, le bébé continua à se convulser. Les religieuses se sentaient impuissantes et priaient à voix haute sans quitter du regard le corps menu secoué de spasmes. Puis un grand calme se fit. Marie-Hermine gisait en travers du lit, inerte.
Sœur Sainte-Madeleine entra dans la chambre à ce moment-là. Elle se signa avant d’éclater en sanglots.
– C'est la volonté de Notre-Seigneur! prononça la mère supérieure d’une voix éteinte. Dieu donne, Dieu reprend. Combien de fois ai-je dit ces mots à des malheureuses qui voyaient leur enfant mourir. Mais qu’ils sont cruels!
Les nerfs de sœur Sainte-Lucie cédèrent. Elle se mit à pleurer bruyamment, en se détournant pour ne plus voir le bébé inanimé.
Seule la sœur converse osa s’approcher de l’enfant et l'observer : de la salive coulait de la bouche entrouverte. Une des mains remuait.
– Elle vit encore, Dieu merci! Ma mère, elle respire.
Marie-Hermine passa de bras en bras, avec une expression étonnée. Une fois revenue au cou de la supérieure, elle suça son pouce avec avidité.
–Peut-être qu’elle a faim, avança sœur Sainte-Lucie. Du pain trempé dans du lait lui ferait du bien. Je crois qu’elle va un peu mieux.
– Dieu vous entende! répondit la supérieure.
Les quatre femmes regardèrent du même œil attendri la fillette qui semblait apprécier ce repas de fortune. Sans doute rassasiée, elle battit bientôt des paupières.
– Je suis sûre qu’au matin, notre Marie-Hermine sera en meilleure forme, affirma sœur Sainte-Lucie. Le père Bordereau avait raison : c’est peut-être une rougeole.
– Il y aura une quarantaine malgré tout! trancha la supérieure.
– Les parents ont dû s’affoler, la croire condamnée, hasarda la converse. Pourquoi ne l’ont-ils pas conduite chez le docteur à Roberval?
– Dieu seul le sait, soupira sœur Sainte-Madeleine avec une sincère tristesse.
Les religieuses se recouchèrent. Marie-Hermine était au cœur de leurs pensées. Chacune guettait le moindre bruit en provenance du compartiment de la supérieure. La converse songeait aux fourrures qui avaient protégé la petite fille du froid.
« Son père est trappeur, comme l’était le mien, ou bien il a volé ces peaux pour nous les offrir. Il faudrait les revendre au magasin général. L'argent sera utile au couvent. »
Sœur Victorienne essuya une larme. Elle était orpheline depuis son adolescence et s’était consacrée à la religion. Mais ce devait être doux de donner naissance à un bébé et de le chérir.
Allongée sur le dos, les mains croisées entre sa poitrine et son ventre, sœur Sainte-Lucie réfléchissait au moyen de garder la fillette au couvent. Pour avoir passé des années à l’orphelinat de Chicoutimi, parmi des enfants privés de toute famille, elle se voyait déjà jouant les grands-mères auprès de Marie-Hermine.
«D’ici quatre ans, elle irait dans la classe des petits. Nous pourrions lui dresser un lit près du mien. Elle nous a été confiée, ce serait cruel de la rejeter. Et si ses parents revenaient la chercher l’été prochain? Que leur dire?»
La décision ne lui appartenait pas, mais elle se promit d’en discuter avec la mère supérieure dès le lendemain.
Quant à sœur Sainte-Madeleine, elle était assise, le dos calé contre un oreiller, un miroir entre les doigts. Sa veilleuse jetait une faible clarté latérale sur un visage d’une joliesse exquise.
« Mes beaux cheveux que j’ai sacrifiés, ainsi que tous mes rêves de bonheur. Mais, sans lui, à quoi bon vivre dans le monde? »
La jeune religieuse lissa les courtes mèches d’un blond pâle, fort raides, qui couvraient son crâne.
«Plus jamais un homme ne me verra sans mon voile, plus jamais un homme n’embrassera ma bouche. Il me reste l’amour de Dieu, de Notre-Seigneur Jésus. Mais que c’était bon de tenir le bébé contre moi. Que c’était doux. »
Elle pleurait en silence, honteuse de sa faiblesse. Son fiancé, Eugène, était mort d’une pleurésie en 1912. Il avait hanté ses rêves plusieurs mois, tel qu’il était avant de succomber. Un jeune homme mince, des boucles noires autour du front. Eugène, si vite emporté par la maladie, alors qu’ils avaient fait ensemble tant de projets. Afin de ne pas le trahir, elle avait préféré prendre le voile. Enseigner à Val-Jalbert répondait à son secret désir de maternité. Sœur Sainte-Madeleine avait des trésors de tendresse à offrir. Elle espérait contre toute logique que Marie-Hermine grandirait au couvent.
Redoutant de nouvelles convulsions, la mère supérieure avait choisi de veiller l’enfant et la contemplait, suspendue à son souffle léger. Elle avait bu un café bien fort et se sentait prête à attendre l’aube. La vision de la fillette, sa tête bouclée nichée au creux du traversin, l’attendrissait. Sœur Sainte-Apolline, à soixante et un ans, cédait rarement à la mélancolie. Au long de son existence vouée à Dieu et à son prochain, elle avait côtoyé la misère, le chagrin, la violence… Elle se surprit à prier pour ne pas être séparée de ce petit être qui luttait si vaillamment contre la maladie.
– Seigneur, accordez-moi le bonheur de l’éduquer, de la voir marcher et rire. Seigneur, j’ignorais qu’en si peu d’heures, on pouvait céder à l’amour que les mères éprouvent pour leurs enfants. Je m’en remets à vous, mon Dieu! Que votre volonté soit faite, sur la terre comme au ciel…
***
Le jour se levait sur un ciel mauve d’une pureté redoutable. La nature entière semblait pétrifiée. Jocelyn siffla ses chiens. Ils émergèrent d’une couche de neige gelée, en se secouant et en sautant sur place pour se réchauffer.
– Il doit faire moins trente, ce matin! pesta l’homme en distribuant des poissons gelés à ses bêtes.
Armé d’une hachette, il cogna dur sur les patins du traîneau, collés au sol par le froid intense de la nuit.
– Cette fois, on se met en route, les gars! Faudra pas faiblir! T’as compris, toi! Hein, mon vieux Bali?
Jocelyn parlait au chien de tête, le plus sûr, le plus obéissant, un animal énorme à la fourrure grise et aux yeux de loup. Une voix s’éleva de l’intérieur de la cabane:
– Est-ce qu’il y a quelqu’un, Jocelyn? Je t’ai entendu discuter.
– Je causais à Bali! lança-t-il. Personne ne vient.
Il se demandait parfois si Laura ne souhaitait pas, au fond, la fin de leur voyage.
– Tu serais soulagée si on m’emmenait en prison, et toi à l’hospice! grommela-t-il en vérifiant les courroies de l’attelage.
Il n’attendait pas de réponse, sa femme n’avait pas pu l’entendre. La vérité se disait le plus bas possible quand elle vous brisait le cœur.
L'instant suivant, Jocelyn entrait sous le toit de rondins. Il renversa la truie où restaient quelques braises, qu’il écrasa du talon. Avec soin, il prépara leur ballot, s’assurant que rien ne trahirait leur séjour.
Laura était toujours rouge et fébrile. Il lui toucha le front et laissa glisser sa main à la naissance du cou.
– Il faut partir, ma douce. As-tu la force de marcher?
– Je n’ai plus la force de rien, Jocelyn. Je voudrais mon bébé, ma petite. Elle me manque tant. Nous aurions dû la garder! Même si elle devait mourir! Au moins, elle se serait éteinte contre mon sein, dans les bras de sa mère!
– C'est vraiment ce que tu voulais? La voir mourir? Réfléchis un peu, Laura! Nous lui avons donné une chance de survivre! C'était notre devoir de parents. Nous n’avions pas à lui imposer le froid, la faim. Elle me manque, à moi aussi, si tu savais combien elle me manque… mais j’ai la conscience tranquille. Viens, je vais te porter.
Il la prit délicatement dans ses bras. Elle s’accrocha à ses épaules en gémissant. Jocelyn l’installa dans le traîneau. La jeune femme fut bientôt ensevelie dans un nid de couvertures et de fourrures.
– Je ne suis pas morte cette nuit! soupira-t-elle. Peut-être que notre fille va mieux, elle aussi? Dis, Jocelyn, tu n’as pas oublié de mettre le morceau de papier dans son bonnet? Je voudrais que les sœurs lui donnent son prénom. Marie-Hermine, c’est si beau.
Il répondit d’un sourire tremblant et ajusta une toque en castor sur la chevelure brune de sa femme.
– Peut-être qu’un jour, ma douce, on pourra lui demander pardon, à notre petite, lui dire qu’on n’avait pas d’autre choix.
Les grands yeux bleus de Laura se voilèrent de larmes. Elle se recroquevilla dans le traîneau. Jocelyn posa un pied sur chaque extrémité du patin s’adressa à ses chiens :
– Allez, Bali, allez, mon chien, file, file. Droit vers le nord.
Le ciel virait du mauve au rose. Le soleil pointa derrière les troncs d’épinettes, et tout de suite, la neige glacée s’illumina d’un scintillement doré.
Les chiens couraient, le dos arqué par l’effort, même si la charge n’était guère lourde. L'homme fixait l’horizon, loin, très loin vers les solitudes glacées des régions du Nord. Il comptait contourner le lac Saint-Jean pour remonter ensuite le cours de la rivière Péribonka et gagner les contreforts des monts Otish. Qui oserait les suivre là-bas, alors que l’hiver déployait ses ailes de mort d’un bout à l’autre du Québec? Personne de raisonnable.
À la même heure, Marie-Hermine se réveillait, après une bonne nuit de sommeil, entre les murs du couvent-école de Val-Jalbert. La fièvre avait baissé. Sœur Sainte-Apolline constatait que les plaques rouges s’étaient un peu estompées.
Ses prières eurent la ferveur de la plus sincère gratitude.
1 Sœur préposée aux travaux domestiques.
2 C'était dans la réalité l’abbé Joseph-Edmond Tremblay qui fut le premier curé de Val-Jalbert. Il occupa la fonction de 1911 à 1927.
3 De son vrai nom le docteur Delisle.
2
La quarantaine
Usine de pâte à papier de Val-Jalbert 15 janvier 1916, vingt-deux heures
L'hiver resserrait son étreinte sur tout le pays du lac Saint-Jean, pris par les glaces. Après quelques jours de grand froid sec, il neigeait de nouveau. Le vent soufflait de plus en plus fort, laissant présager une tempête.
L'usine de Val-Jalbert, toute illuminée, se voyait de loin dans la nuit. Joseph Marois, qui venait prendre son quart de travail, jeta un regard soucieux aux alentours. La neige déjà épaisse couvrait le toit des wagons de la compagnie et l’énorme monticule de débris de bois où se servaient les employés.
« Si ça se remet au gel, il faudra tout dégager à la pioche et à la pelle! » songea-t-il.
Sa casquette à oreillettes enfoncée sur le crâne, il entra dans la salle des presses. Son voisin, Amédée Dupré, le salua d’un grand geste amical.
– Eh, Joseph, tu es en retard! Encore ta Betty qui ne te lâchait pas?
Les hommes de l’équipe de nuit aimaient bien le harceler de taquineries sans méchanceté.
– Alors, Jo, ce n’est pas encore cet hiver que tu monteras au bois? claironna Marcel Thibaut, un quadragénaire plutôt chétif qui graissait les rouages d’une presse hydraulique. Tu as peur de laisser ta jolie Betty toute seule? Pourtant, la vie de bûcheron a du bon. Pas besoin de se laver tous les quatre matins sur le chantier, pas d’épouse à supporter…
– Penses-tu! renchérit Amédée. Joseph n’ira jamais plus loin que la rue Saint-Georges. Il a même dit à sa petite femme de s’enfermer à clef. Il ne veut pas que sa belle attrape la picote, je vous le dis, moi! Je suis son voisin, j’ai l’œil sur eux!
Un adolescent de quatorze ans, Herménégilde, sifflota le refrain de Auprès de ma blonde. Sa mère l’avait baptisé ainsi en hommage à Herménégilde Morin, son oncle, qui avait dirigé les travaux de construction de l’usine, quinze ans plus tôt.
C'était le plus jeune employé de la compagnie, mais il savait lire et écrire, sinon il n’aurait pas eu le droit d’être embauché, comme le voulait la loi en vigueur.
– Arrête ta chanson, Néné! cria Joseph. Figure-toi que je préférerais dormir près de ma femme plutôt que de trimer jusqu’à l’aube. Avec ça, nous allons avoir une tempête, je vous le dis.
Grand pour son âge, fin et rieur, la face tavelée de taches de rousseur, Herménégilde, dit plus couramment Néné, distrayait souvent ses collègues avec ses chansons et ses blagues. Tout le monde l’aimait.
– En parlant de la picote, reprit Joseph, tu ne serais pas beau à voir, la mine grêlée. Hé, mon gamin, parce que tu l’es déjà, grêlé.
L'adolescent cracha par terre et se percha sur une autre presse. Le grondement de la chute d’eau obligeait les hommes à hurler.
–Le curé nous a dit que c’était la rougeole, pas la picote, brailla Marcel. Et le docteur de Roberval l’a confirmé. Tu peux laisser ta Betty prendre l’air, Jo.
– Vous êtes tous jaloux, répliqua celui-ci. Fallait être aussi malin que moi. Les bals sont interdits par le père Bordereau, ici. Je suis donc allé danser à Chambord où j’ai rencontré ma jolie petite Élisabeth. Je logeais à la pension, à cette époque, mais, à peine mariés, on a eu droit à une maison.