DÉSERT

Silence. Nudité. Une pure minéralité de dunes et de rocailles en parfaite solitude. Le sable, la pierre, le gravier. Sinon, le vide. À midi, le soleil aplatit l’horizon sous une lumière aveuglante. À minuit, la lune l’agrandit à l’infini d’une lueur vagissante. Fournaise diurne, glaciation nocturne. Il n’est de mouvement, jour ou nuit, qui déforme les lignes pour mieux les reformer, que le souffle régulier du vent qui toujours dissipe l’eau, chasse les nuages, assèche le sol. À moins que ne se lève la tempête, qu’elle ne se fasse tourbillon hallucinatoire avant de retomber, elle aussi stérile, mortifère. Infertilité. Des crêtes hachurées pointent de vagues arbustes, buissons, épineux. Des ravines craquelées sourdent reptiles, arachnides. Pour le reste, un monde en apparence abiotique, ou de vie sporadique, éphémère, chaque aurore brûle la rosée, chaque crépuscule gèle l’étuve, et qui ne sait de brumes qu’asphyxiantes. Un monde monolithique où les ocres ardentes de la terre se mêlent à l’incendie rougeoyant du ciel. Immutabilité. Seules passent au loin, parfois, des silhouettes impalpables, hommes, femmes, enfants, chameaux errant en grappes le long des crevasses, qui se croisent, nomadiques, de puits en puits, trop rares, avant de recommencer leur marche circulaire. Répétition. Un océan aride, cerné de montagnes infranchissables qu’encerclent des côtes inatteignables. Un monde forclos, comme condamné à l’éternité. C’est là, au cœur du désert arabique, que s’origine le Coran.

C’est pourtant loin de là que l’islam a connu ses commencements. C’est ailleurs qu’il a débuté, qu’il a découvert l’altérité, revendiqué son universalité. C’est dans la rencontre avec l’Histoire qu’il s’est historicisé. Non plus dans l’identité, mais dans la différence. Non plus dans l’isolement des oueds, à la croisée des chemins caravaniers, mais dans le mélange des villes, au carrefour des civilisations antiques. Non plus à Médine ou à La Mecque, purgées de l’idolâtrie, mais à Alexandrie ou à Antioche, bouillonnantes de cultes et de cultures, de sectes et de bibliothèques, d’institutions savantes et d’écoles de spiritualité. L’islam s’est avancé à la découverte de lui-même en s’emparant du creuset sémitique, grec, latin qui l’avait précédé. Double genèse : d’un côté, la révélation finale accordée à Mahomet ; de l’autre, le djihad expansionniste de ses disciples, après sa mort, sortant de la Péninsule, partant à la conquête de l’Orient méditerranéen. Difficile superposition de l’événement et de l’avènement. Le mouvement suit d’une à deux décennies à peine l’Hégire : à la migration intérieure succède l’émigration au-dehors ; à l’exil, l’exode ; et à l’urgence de la rupture, l’impératif du lien. Le décalage temporel, topographique, terminologique, entraîne une immédiate refondation. À Jérusalem, soumise en 638, le Dôme du Rocher est vite érigé sur l’esplanade de l’ancien temple d’Hérode ; assimilé aux mosquées al-Haram et al-Aqsa où le Coran situe l’isrâ, « le voyage nocturne », et le mi‘raj, « l’ascension », du Prophète (XVII, 1), il sera consacré, après les croisades, comme le troisième lieu saint de l’islam. À Damas, prise dès 635, et dont les Omeyyades feront leur capitale, la Grande Mosquée supplante, en 706, la basilique Saint-Jean-Baptiste, elle-même élevée sur l’ancien temenos de Jupiter. À Bagdad, assujettie au VIIIsiècle, et où résidera le califat abbasside, les scribes nestoriens des Maisons de la Sagesse traduisent Platon, Aristote du syriaque en arabe, permettant ainsi l’adoption de la philosophie hellénique par les nouveaux maîtres musulmans. Appropriation. Partout l’islam se confronte, dans son contexte profane, à ces Juifs et à ces chrétiens qu’évoque son texte sacré, en les présentant à la fois comme des « gens du Livre » (XXIX, 46) et comme des « falsificateurs des Écritures » (III, 69-71). Ambivalence. Le Coran affirme détenir le dernier mot de leur vérité éternelle. L’islam leur est en dette de son essor historique.

Contrariété des sources. Illusion de la formule arrangeante des « trois monothéismes ». La Bible est commune aux Juifs et aux chrétiens en cela même qu’ils se la disputent. Le Coran constitue un autre Livre. Si les figures de Moïse et de Jésus n’en sont pas absentes, elles s’en trouvent substantiellement modifiées en regard de sa propre épiphanie : Moussa n’est plus le législateur du Pentateuque, et Isa n’est plus le Dieu-homme de l’Évangile ; tous deux ont simple fonction de précurseurs d’une annonce qui n’est plus la leur. Apparu chronologiquement le dernier, le Coran se veut ontologiquement le premier. En le déclarant non seulement inspiré, mais incréé, l’islam s’interdira tout retour sur ses antécédents, hors le Dit de Dieu, acte de sa pure volonté. Absoluité de la naissance, contradiction du devenir. Le Livre professe l’unicité d’Allah, l’exception de Mahomet, l’unité de l’Oumma ; l’islam a pourtant connu la division, politique mais aussi religieuse, dès sa naissance ; il a aussi connu la mixité rémanente à laquelle l’a engagé la rencontre des théologies juive et chrétienne, ainsi que le montre l’établissement de la sunna, la vaste tradition de commentaires constituée par les hadith, les actes et paroles du Prophète. Tension entre l’origine et les commencements. Le Coran, en tant que révélation divine, est distinct du judaïsme et du christianisme. L’islam, en tant que communion humaine, est dépendant du judaïsme et du christianisme. Idéalement absorbés dans son principe, ils n’en ont pas moins servi de fondement imaginaire à son déploiement. Disjonction d’un côté, synthèse de l’autre. Fait de religion contre fait de civilisation : la dualité est structurelle.