Les visions

 

1

Quand on ne veut plus rien savoir du monde, recevoir une lettre est une épreuve. Ce rectangle de papier portant son nom lui avait toujours causé une gêne proche de la peur. Il regardait l’enveloppe avec méfiance avant de l’ouvrir. Injonction d’un invisible qui changerait peut-être son avenir. Chaque lettre a son menu, la lire lui semblait expier sur place les péchés commis par un autre. Et comme la lettre vieillissait vite ! essoufflée, mourante dans l’événement qu’elle entendait célébrer. S’il était encore un jeune homme ! Oh, pas de lettre ! Plus jamais une seule lettre ! Il ouvrait pourtant celle qu’il venait de recevoir. Le bruit du papier déchiré se confondait à ses oreilles avec un bourdonnement de guêpe. Depuis longtemps déjà, il avait tout désiré et tout lu. (Il le croyait.) Ne donnait-il pas le change en se levant le matin, n’était-il pas mort déjà en cherchant un abri dans la cohue ? Impossible de se défaire du facteur, de sa preste sournoiserie quand il jette sa lettre dans la boîte avant de s’enfuir comme un être folliculaire.

Chaque matin, lorsque le soleil se lève, le verger des émotions frémit des millions de lettres qui affluent du large à la manière des vagues pour s’écraser sur une plage. Il y en avait toujours une pour lui, désarmante de banalité. En quel endroit béni de la terre le facteur n’existe-t-il pas ?

Ayant enfin lu sa lettre (tiens, il n’avait pas remarqué le cachet de la mairie), l’homme se sentit déchu, impitoyablement puni. Le maire lui apprenait que la médaille du Travail lui était décernée. La longue histoire de sa vie perdue se couvrait subitement d’honneur comme l’arbre de son feuillage en avril. Un autre se serait réjoui de la nouvelle, pas lui ! Il détestait ce qui était honorable et officiel, il se trouvait merveilleusement à sa place dans le vide.

Tout était silence. Assis dans sa cuisine, le dos au mur, il demeurait figé, la bouche amère. Cet ennemi de la chaleur dispensée chaque jour dans le monde par la sollicitude de la Poste s’appelait Jacques Fleuret, on le récompensait d’avoir survécu à bien des malheurs. Mais quand on est vieux on se sent vivre comme les autres, peut-être même davantage, les futilités de l’existence prennent alors la valeur d’un rite religieux. On sait qu’on va tout quitter. L’idée soudaine de mourir peut faire d’un illettré un visionnaire, un prophète, il découvre non seulement la couleur mais les nuances rares. Fleuret avait soixante-neuf ans, c’était ce qu’on appelle un artiste raté. Est-il raté celui qui n’a pas réussi à s’établir aux yeux des autres comme aux siens ? Ceux qui sont doués et célèbres connaissent sans doute aussi ces moments de défaillance qui surgissent d’une sensibilité obscure. Le présent n’était pour Fleuret que grimace blafarde à la vitre tandis que le passé découvrait à sa mémoire des rameaux toujours verts dont il se plaisait à composer des bouquets. Son visage tanné avait gardé un air de jeunesse perplexe, il était chauve, son crâne boursouflé par endroits était brillant comme du fer-blanc. S’il se regardait par hasard dans un miroir il éprouvait une mélancolie si forte qu’elle lui semblait une soif d’amour ressentie dans la traversée d’un désert, aussi évitait-il les glaces. Devant elles la laideur a des gestes rancuniers, à force de n’être pas exprimés, ils corrompent l’âme. Ses épais sourcils étaient ceux d’un prophète descendu en ascenseur du plafond de la Sixtine. Le bleu de ses yeux avait une curieuse instabilité allant du gris au foncé, par moments il illuminait son visage. La vie d’un homme aux yeux si bleus devrait ressembler à une journée tiède et ensoleillée d’avril, or Fleuret était un être sombre. Il haïssait les renommées, les hiérarchies, la gloire aux joues vermeilles, toutes choses tellement à l’aise dans le commerce des biens terrestres, il détestait aussi l’échec dont les oreilles sont longues et grises. Un dégoût le prenait parfois d’être au monde ; quand il sculptait, son inspiration reposait sur un besoin d’élimination, de dépouillement et même de destruction privé de toute attache sentimentale.

C’est une espérance inassouvie qui le poussait à détruire.

Comme à l’affût d’une tâche qui l’attendait, ses deux mains aux os effilés caressaient nerveusement en ce moment le dos d’une vieille chaise devant lui. « Une médaille, songeait-il, un sucrier avec des mouches. » Comment la société peut-elle fêter ceux qu’elle a si mal payés pendant des années ? Une pâle indignation altérait ses traits immobiles. Rapatrié d’Algérie, il habitait à Cassis une petite maison à l’écart d’un village de cabanons qui se peuplaient de nudités en été.

Sa femme morte depuis trois ans avait été une sainte. Elle avait en Dieu une si grande confiance qu’elle souffrait toujours de bon cœur, la souffrance l’occupait autant que le ménage. Le couple avait eu deux fils, des jumeaux maintenant âgés de trente ans. Avec eux l’ennui tenait à leur perpétuelle tendance à la blague. Ils étaient restés des enfants espiègles mais ils s’étaient mariés un jour d’ennui où ils avaient eu envie de sucer du miel. Des femmes douces étaient devenues l’aliment de leur âme gourmande. Leur légèreté leur rendait la vie facile. A demi nus en été, la puissance athlétique de leur corps était belle à voir, en hiver ils ressemblaient à des forains endimanchés. Leur père les avait toujours intrigués, désorientés au point qu’ils se plaisaient encore à imiter sa voix au cours des repas, ils riaient de ce génie méconnu.

Il faut avertir tout de suite le lecteur que Fleuret était un sculpteur hostile à toute harmonie imitant la nature, le mutisme de l’abstraction le consolait du quotidien, il ne voyait la vie qu’au travers des formes pures et nues. Il avait rencontré Arp et Lipchitz dans sa jeunesse lors d’un court séjour à Paris. Par bonheur ses deux fils n’étaient pas artistes aussi trouvaient-ils le repos sur la terre, leur tête à chacun était pleine du bruit qui se fait dans un stade le dimanche ; vers la fin de la semaine les clameurs s’étant dissipées, ils vivaient dans l’attente d’un nouveau dimanche braillard.

Ils étaient nés menteurs comme d’autres naissent albinos. Les mensonges apportent un clair-obscur aux visages figés dans la lumière, ils sont les anges noirs qui moissonnent sans se lasser jamais les champs de blé de l’existence. Roger l’aîné était employé à la mairie de Marseille, Paul, plus adroit et moins paresseux, dirigeait un garage à Cassis. Deux beaux garçons curieux de tout, tutoyeurs en diable, buveurs de vin, papillons de nuit se méfiant des lampes allumées dans les jardins. Caprice d’amour courtois, les deux frères s’étaient mariés le même jour mais le père n’était pas venu aux noces. Jamais ils ne lui pardonneraient cet affront. Fleuret avait prétexté qu’il avait perdu sa femme et Alger sa ville natale, il ne voulait pas acheter un habit neuf, il ne voulait pas voir des gens, il avait peur d’une insolation, il n’avait personne pour garder sa maison, il savait parfaitement que ses belles-filles avaient fait Pâques avant les Rameaux et depuis que l’Algérie était indépendante il ne mettait plus les pieds dans une église.

Et les épouses maintenant ?

Elles étaient belles et sages mais la vertu d’une femme honnête mariée à un drôle lui impose souvent une conduite inexorable, on va le voir. Amère situation pour chacune de ces dames, il lui fallait donner de l’amour à un homme mais dans le même temps élever un enfant-mari. La situation est banale. L’époux mûrirait peut-être avec le temps.

Cécile et Berthe étaient des femmes d’intérieur. Leur cœur débordait d’une irrationnelle tendresse pour choisir des coussins, des rideaux, des chemisiers. Dans des tourbillons bruissants, les chiffons s’acoquinaient à la vie. Le gris était pour elles une offense publique.

Cécile tant elle était ronde et lumineuse donnait l’impression d’une corbeille pleine d’oranges, dès qu’elle déplaçait un bras ou une jambe un fruit semblait sur le point de s’échapper de son corps pour rouler à terre mais ses membres agiles réagissaient avec une surprenante vivacité et tout s’apaisait dans un jeu de surfaces miroitées aux couleurs chaudes. Berthe, mariée à l’aîné (c’est-à-dire qu’il avait vu le jour une heure avant son frère), faisait penser à un animal gracieux, pudique, impénétrable. Il y avait en elle une gaieté enfiévrée qui s’élevait et retombait brusquement, elle restait souvent immobile dans un coin sans se mêler à la conversation.

Heureuses femmes ! Comme elles vont injustement souffrir au fur et à mesure que nous entrerons dans ce récit mais comment les deux frères, rustres de cœur et de manières, avaient-ils pu s’y prendre pour séduire et épouser à Cassis des créatures si charmantes ? Ni l’amour ni la raison ne peuvent tout expliquer. L’évidence se scelle sur un secret qui persiste parfois toute une vie à l’insu des conjoints eux-mêmes. Il y a des mariages où les deux époux sont véritablement deux acrobates, debout, côte à côte sur une corde, leurs corps se partagent la même oscillation dangereuse tandis que le vide à leurs pieds est béant. Ils ne sont pas au cirque mais dans un appartement confortable. Ils n’ont pas peur de ce froid cauchemar qu’est leur vie commune, ils sont habitués, chaque jour ils s’entraînent et chaque jour ils sont sans public pour les soutenir. Leurs visages immobiles ne laissent rien paraître de leurs émotions. Ils sont vainqueurs du vertige qui ferait frémir d’autres couples avides des seules caresses sur leur couche. Eux jouissent du froid et du vide.

Il convient de dire maintenant que Cécile et Berthe avaient une main très sûre pour redresser la barre dans le ménage quand il le fallait, décourager les superfluités enfantines comme les dépenses inutiles et s’imposer sans hargne aux momeries des deux frères. En retour, dans le secret de leur cœur, Roger et Paul éprouvaient une grande admiration pour leurs compagnes. Elles les dominaient naturellement selon une loi rigoureuse et secrète dont ils ne connaissaient pas le premier mot. Ces lourdauds se sentaient parfois décontenancés d’arriver à l’heure au dîner. Une force à figure d’ange leur imposait chaque jour le respect des horaires. Seuls ils étaient encombrés d’eux-mêmes, le dimanche sur les stades, ils ressemblaient par moments à d’étranges poissons aux yeux énormes qui ouvrent une bouche avide mais il suffisait que leurs femmes soient à leurs côtés pour les rassurer. Elles avaient le don étrange de supprimer les courants d’air sans jamais s’occuper des portes ouvertes. Ces messieurs, chez eux, après un court moment d’hésitation, vérifiaient les traits de leur visage dans les jeux du miroir de leur salle à manger plutôt que dans les grandes glaces des cafés et des brasseries qui les effrayaient. En revenant du travail chacun trouvait dans son foyer une sorte de droiture qui le fortifiait. Ils avaient alors l’impression de s’approcher de l’un des secrets de l’existence, la paix.

 

2

Le 1er novembre approchait découvrant à la fois la fraîche profusion des fleurs coupées et le silence des morts. L’amour restait le seul lien entre les unes et les autres. Et s’il n’y avait plus d’amour entre les vivants mais seulement des passions contraignantes obéissant au mouvement des journées nouvelles ? Quelque chose de glacial apparaissait alors dans les échanges comme pour narguer la bonne foi.

Comme d’habitude les oiseaux surpassaient en gaieté le plaisir que les hommes prenaient à vivre.

Une faible lueur qui venait de la mer éclairait la fenêtre. Fleuret était toujours contrarié par la lettre du maire, curieusement cette reconnaissance officielle augmentait le sentiment de solitude qu’il éprouvait. Durant la plus grande partie de sa vie il avait été un excellent ébéniste employé dans diverses fabriques de meubles en Alger. La première s’appelait Le Minaret. (Travaux forcés sans muezzin.) Il y avait travaillé près de trente ans. Il était remarquablement adroit mais son application n’avait jamais eu l’occasion de servir ses goûts, il aurait pu briller à l’usine, devenir contremaître, bien plus même, mais il était taciturne et méprisant, aussi sa situation était-elle restée médiocre. On ne l’admirait pas pour sa valeur mais pour sa manière désinvolte de saisir et soulever d’énormes madriers qu’il savait reposer doucement à ses pieds. Du travail il semblait se libérer par le jeu. Sa placidité était ténébreuse, pleine de piquants cachés et personne ne s’y frottait. Les événements d’Alger (comme on dit hypocritement) n’avaient ni aggravé ni amélioré sa situation. Ce qui arrivait dans le monde était toujours d’une accablante absurdité mais le meilleur de lui-même était hors d’atteinte.

Il relut encore une fois la lettre de la mairie. On se moquait de sa misère en l’ornant. Avait-il seulement demandé quelque chose ? Le maire, la société ne le voyaient-ils pas tel qu’il était sans moyen pour échapper au temps ? Il avait appris des quantités de choses et l’heure était venue de les oublier. On récompense un médiocre afin de le rendre exemplaire. La médaille ne l’indignait pas seulement, elle réveillait en lui bien des souvenirs. Songeries pittoresques, ardeur d’échecs qui s’effacent, passades musquées de la mémoire, toutes ont perdu leur sens, lassées de ce jeu qui consiste à donner un nom à de trop lointains battements de cœur. Si les années passées semblent vides c’est qu’on les a aidées à disparaître à force de reniements, de renoncements, de blasphèmes. Parfois on se dit : j’aurais pu mieux faire (l’instituteur disait déjà cela). On examine le mieux, on trouve qu’il n’en vaut pas la peine.

Fleuret se souvenait de l’époque heureuse où il avait été élève à l’école des Beaux-Arts d’Alger dans le quartier de la Marine, il suivait les cours de modelage dans la classe d’un ancien Abdel-Tif du nom de Mileray. L’homme avait une barbe qui prenait toute la place sur son visage, dans cette masse de poils le professeur ressemblait à un orphelin dans une pèlerine noire. Fleuret se prit vite de passion pour la sculpture. Sous ses doigts l’étrange visage de son double se révélait à lui pour la première fois. Il se sentait transformé par sa hardiesse. Sans ami, sans fortune, la sculpture lui apparaissait comme une famille annonciatrice de beautés. Il se sentait à l’écoute d’un temple détruit dont il allait peut-être remettre au jour les statues. En un an il fit de grands progrès. Sur son socle la forme qu’il modelait parlait davantage que les visages familiers autour de lui. Qu’est-ce qu’une vocation ? L’extravagance d’un soleil qui émet sa lumière alors que tout est figé et morne autour de lui. Le professeur donnait Fleuret en exemple à la classe : « Vous irez loin à condition de ne pas vous perdre dans la sentimentalité. » Sentimental ! C’est le nom de la tombola des mauvais artistes, ils nous confient leur cœur avec un timbre-poste. Ne pervertissez jamais votre travail avec des intentions... La forme se dégage à votre insu. Évitez la fabrication, regardez cette joue (il enfonçait son doigt dans la glaise), qu’avez-vous besoin de l’embellir ? Provoquez l’étonnement avec des choses réelles et tant pis si elles deviennent inhumaines, déconcertantes, folles... Essayez de construire des espaces vides où l’œil se repose...

Fleuret revoyait le grand atelier vétuste avec son carrelage rouge qui gardait l’humidité au plus fort de l’été. Un jour le professeur lui avait dit : « Une figure est une forme avant d’être un visage. » Admirable maître capable de requinquer les moins doués, monsieur Mileray disait aussi qu’un sculpteur doit savoir faire respirer les ombres. Le danger pour lui c’était de peloter la lumière... Peloter la lumière ! Et Rembrandt ? Chaque visage était pour lui une expérience ouverte où vibrait quelque chose d’inconnu comme si l’on arrivait à l’éclairer par un chemin souterrain, la réalité surprise tournait à la fantasmagorie.

En se souvenant de cette époque l’esprit de Fleuret était celui d’un fiancé qui se souvient des paroles d’amour mais la belle avait pris le large... Tout simplement il s’était arrêté de sculpter depuis longtemps.

 

Et les succès étaient venus en coups de vent pour ainsi dire. Trois, quatre commandes successives, Alger était riche et de belle humeur. Ses modèles avaient été un avocat, un inspecteur de l’Enseignement et surtout la fille du directeur des cigarettes Bastos. Il la revoyait comme un marin se souvient d’une île en Océanie à la fin de sa vie. C’était une fille aux joues pâles avec une robe de gaze blanche ornée de parements noirs et carmin. Velásquez bien sûr. Effrayée d’une chose qui la menaçait sournoisement. Une infante crispée et même douloureuse comme épuisée par la fortune de son père. Ses yachts, ses immeubles, ses chevaux de course... Elle était toujours humble et comme souffrant d’une tare connue d’elle seule. Son sourire refusait les couleurs gaies. Il n’y a pas de raison de se réjouir sur la terre. Était-ce cette fortune qui l’attristait ? Non, autre chose... Ses sens troublaient ses mots quand elle parlait ou alors ses mots perturbaient ses sens. Elle ne bougeait pas en gardant la pose pendant des heures. Ses lèvres remuaient, elle allait parler... non elle se taisait. Ses oreilles coquettes s’ornaient de boucles dorées, Dieu sait pourquoi le père avait commandé un portrait de sa fille à Fleuret. Pas d’art surtout, seulement de la ressemblance... Petite de taille, très petite, un front bombé, une bouche voluptueuse, des joues dodues cernées par de grandes mèches brunes qui tombaient. Belle quand même. Oh ! oui, belle... Mal coiffée. Exprès. Pour vivre à son idée, pour s’opposer au bon goût dégradant de sa famille. Le contraire de la mignonne de Ronsard. Partageant son temps entre Dieu et la revue Elle. Si riche, grand Dieu ! Sa peau était faite du froment des fleurs mélangé au miel d’acacia. Belle comme une religieuse qui apparaît en rêve à un pape encore vert. Elle s’appelait Irina. Dans quel pays appelle-t-on les filles de ce nom ? Ses yeux avaient des clignotements de peur quand Fleuret lui disait des mots très polis. Et ses petits pieds étonnants ! Ses mains de poupée d’une légèreté ornementale d’odalisque posant pour le Bain turc d’Ingres. Une virginité de diamant noir capable de donner du lait. Si riche grand Dieu ! Des bras luxuriants comme des lianes roses s’élevant sur un gouffre, des yeux timides qui fixaient parfois le sculpteur avec un sombre défi. Il ne comprenait pas, l’imbécile. Fleuret détournait la tête, maté par ce regard. Qu’attendait-elle de lui ? Elle avait la voix d’une femme faite. Dix-huit ans. Non, quinze ans... qu’est-ce que ça veut dire une femme faite ? Avait-elle été aimée ? Qui pouvait-elle aimer ? Eh bien, la réponse est extraordinaire, elle aimait Fleuret son sculpteur mais il ne le savait pas, trop occupé à chercher une ressemblance d’après nature... Éros a toujours plusieurs fers au feu, un jour le jeune homme s’était dit : « Quelle doit être ma tactique auprès d’elle ? » Sa tactique ! Grand Dieu, était-il bête ! Misère des aveugles et des sourds hésitant à faire don d’eux-mêmes... calculateurs mesquins... ah ! le beau modèle au teint clair à peine teinté d’une goutte de sang que le doigt d’un démon mélangeait à la clarté du lait. Une enfant-femme perdue dans son corps comme dans une forêt où l’Ogre guettait sa venue. Irina était une Atala née à Oran d’un père espagnol et d’une mère milanaise. A son cou pendait une petite croix de cristal. O Jésus ! ton supplice brûle sur la peau des femmes, leur visage de primevère devient une prière. Fleuret aurait pu épouser mademoiselle Bastos, lui aussi était jeune et beau. Mais quand elle arrivait chaque jour il était paralysé devant elle comme à la vue d’un petit chien de cirque. Marié à la jeune fille Fleuret aurait pu sculpter en paix toute sa vie mais épouse-t-on un petit chien ? La bizarre rencontre prit fin du jour au lendemain, Irina se lassa du sculpteur qui la regardait pendant des heures sans la voir. Ce buste qu’il avait fait d’elle, qu’était-il devenu ? Aujourd’hui les Arabes l’avaient peut-être placé dans la vitrine d’un coiffeur pour dames. Comment savoir ? L’Algérie était perdue. La jeunesse était perdue. Aurons-nous encore beaucoup de temps à vivre ?

 

Fleuret avait donc gagné quelque argent en sculptant dans sa jeunesse. Un jour qu’il souhaitait proche il quitterait Alger pour Paris, c’est alors qu’il oublia le conseil de son maître : « Vous irez loin à condition de ne pas vous perdre dans la sentimentalité... ». Il y sombra d’un seul élan et se maria avec une jeune fille espagnole qui était à peu près illettrée. Mais qu’importe les lettres ? On ne se marie pas avec un alphabet mais on ne se marie pas si jeune en province quand on est sculpteur et pauvre. Il ne savait pas cela. La jeune fille s’appelait Émilia. Encore la rosée sur les fleurs, chanceux Fleuret ! Il émanait d’elle en plein jour une fraîcheur de nuit. Émilia était une rose douée de bon sens et de patience. (On disait qu’elle avait vendu des légumes et des fruits au marché de Bab-el-Oued.) Quand elle posait nue pour lui il éprouvait une sensation d’embrasement. Doux fléau, c’était le ciel immobile qui se déshabillait pour lui dans une chambre obscure. Elle était la sculpture toujours prête à se féconder.

C’est alors qu’il se produisit une épreuve inattendue : les commandes de portraits cessèrent net. On aurait dit que les amateurs de la ville s’étaient donné le mot pour punir le jeune couple. Ce mariage soulevait des rancunes. Ce sont parfois des liens très doux, d’aimables gestes qui suscitent la méfiance. Célibataire, Fleuret débordait de séduction, marié, possédant une beauté à demeure, on se détourna de lui. Le ménage connut la pauvreté, sous le ciel bleu d’Alger elle était hantée par un fantôme blanc aux dents longues. La pire misère au grand soleil.

Fleuret ne voulait pas d’enfant. Sa femme mit au monde des jumeaux. Leurs cris menacèrent le paradis des séances de pose. Dès le lever du jour tout profitait aux enfants, le lait de leur mère, la lumière du ciel, les terrasses roses et le bleu de la mer au loin. Leur plaisir à vivre se moquait bien de la sculpture du père. Il ne pouvait s’empêcher de penser que la vie était terrifiante. Les jeunes filles qu’il avait courtisées tremblaient de peur quand elles le rencontraient dans la rue, en forçant le pas pour ne pas reconnaître leur ancien galant, elles se disaient qu’elles avaient échappé à la mort.

La misère d’un sculpteur épuise l’espace devant lui, les formes perdent leurs mouvements, elles s’immobilisent et se flétrissent soudain comme les fleurs. Quelle faute avait-il commise ? Sans la moindre idée de ce que l’avenir lui réservait et de la façon la plus courageuse, il se fit facilement embaucher au Minaret, la fameuse fabrique de meubles. Ce fut pour lui une période semblable à la traversée d’un souterrain, pourtant, le matin, quand il se rendait à l’usine, le soleil était une forêt de lumière sur la mer. La ville blanche sentait le jasmin et l’oranger mais c’était le respect d’un horaire étranger qui l’arrachait à son atelier. Un second métier... Comment pourrait-il en être autrement quand on aime sculpter ?