I
« Quand on se préparait à monter à l'assaut, certains priaient la Vierge ou le bon Dieu. Moi je me mettais dans un coin et priais ma mère. Aujourd'hui, j'ai quatre-vingt-huit ans; quand ça ne va pas et le soir en me couchant, je la prie toujours. »
Sa voix s'est davantage affaiblie à la fin de sa confidence, sa voix si douce, mesurée. Il n'est pas de ceux qui en jouent.
Il est là, devant moi, assis sur un canapé qu'il partage avec un fox-terrier plus vieux que lui. Il y a longtemps que la pauvre bête ne court plus les rues de cet air affairé qu'ont les chiens jamais assouvis d'odeurs. L'âge ôte bien des plaisirs aux hommes et aux animaux. Il est aussi devenu sourd. Sa queue ne remue plus. Quand il respire, il semble gémir.
« Nicky a cent dix-neuf ans en âge homme. Je le dorlote comme un bébé. Il est si gentil. De sa vie il n'a vu ni rat ni renard. Pour un fox c'est rare. »
La constatation l'amuse; elle prélude à un rire presque silencieux tandis que sa main gauche caresse, parcimonieuse, le fidèle compagnon qui ne vibre pas d'un poil. A peine consent-il à inspirer plus fort.
Il paraît heureux, mon vieil oncle, quand je lui rends visite. Peu de gens viennent le voir. Les voisins de sa jeunesse ont disparu et comme parent il n'a que moi qui suis parti très loin, à Paris, courir l'aventure. Il s'en souvient d'ailleurs, de Paris. Il n'y a été qu'une fois, mais quelle équipée! Inoubliable ! C'était en 1915, au cours d'une brève permission. Ils étaient allés en bande visiter le zoo. Une dizaine de camarades. Le soir, au moment de rejoindre leur régiment, ils ne savaient plus où ils se trouvaient. Installés dans le tramway, fatigués et inquiets, ils interrogèrent le wattman : « La gare du Nord, s'il vous plaît... ? — Mais vous lui tournez le dos, mes braves », répondit l'homme. C'était son grand souvenir de la capitale. Une ville immense où l'on se perdait.
Il n'est pas bavard. Il appartient au peloton des discrets qui se taisent plus souvent qu'à leur tour. Mais quand je suis là sa timidité fait faux bond à moins que ce ne soit sa lassitude. Il se requinque. Il arrache des ténèbres quelques fantômes inactifs, évoque des choses qui n'intéressent plus grand monde, des vieilleries toutes poussiéreuses qui en leurs belles années valurent leur pesant de bonheur et de sanglots, des choses mortes. Une image fait la courte échelle à l'autre. La mémoire a plus d'un tour dans son sac.
Je regarde sa moustache et ses cheveux blancs ; ses yeux ternis ne me lâchent pas. Il parle lentement, s'arrête, hésite, comme si la respiration lui manquait. On dirait que sa vie ne tient qu'à un fil. Il est si fragile. Le bousculerait-on, qu'on le briserait. Tout semble compté chez lui : pas, gestes et mots. Le temps a laissé sur sa figure beaucoup de bonté. Il sort peu mais porte durant la journée chemise et cravate comme à l'époque où il travaillait. Il se fait beau pour lui.
Rasé de près, il sent la vanille. Ce parfum, je le lui connaissais déjà quand j'étais enfant. Un usage venu de loin; l'héritage de sa mère : deux bâtons de vanille dans une bouteille d'alcool à 60 degrés et la maisonnée sentait le propre. Je l'embrassais avec plaisir. De sa mère il a aussi gardé l'habitude de se tenir droit comme un i. « Il le faut, assurait-elle, car où tu es passé, tu peux toujours retourner. » Cela lui donne une allure hiératique où la composition n'entre pas. Il y a trop d'années que ses attitudes et ses propos expriment sans feinte ni manière sa personne. L'affectation a cessé d'y mettre son grain de sel, l'aurait-elle jamais mis. Il ne se déserte pas.



Dans la famille on l'aimait et l'admirait. En aparté on le traitait de fou, mais avec tendresse. C'est que sa vie ne ressemblait à nulle autre; on l'avait décrété. En rencontrait-on de semblables dans les livraisons à couvertures alléchantes du mercredi? Midinette, Le Petit Écho de la mode ? « J'en doute », disait sentencieusement ma mère. Sa réflexion était pesée. Elle parlait peu. Elle parlait donc à bon escient.
Cet homme qui ne quittait ni pardessus ni cache-col avant le 21 mars et les remettait le 1er novembre au mépris des sautes d'humeur des saisons, cet homme apparemment inapte à l'aventure, serait-ce en imagination, avait connu mille périls et longtemps pactisé avec une justice immanente soudain accélérée par l'inconscience de ses pareils. Du vacarme vibrait sous sa peau.
Acteur d'une tragédie dont les vraies raisons lui échappaient, sa destinée placée dans d'étranges mains, des mains de stratèges, de techniciens, des mains abstraites, il avait tant vu mourir autour de lui que c'était miracle qu'il fût encore en vie. De l'horreur, il en avait bu tout son saoul. L'ivresse avait duré quatre ans : du 19 août 1914 à 8 h 55, quand il reçut son baptême du feu à Tagolsheim — « Les obus de 77 fusant éclataient, les balles sifflaient, on chargeait à la baïonnette, le clairon sonnait. On ressentait une impression bizarre. On se disait : c'est le manque d'habitude » - jusqu'au dernier coup de main allemand du 16 octobre 1918, dans la vallée de la Thur, secteur où il combattait alors. Il lui suffisait de poser les pieds dans ce passé guerrier pour appareiller vers des terres que Dieu, assurément, n'avait jamais visitées. Sinon il serait intervenu. Les ténèbres ne se décommandaient pas ni la vision de gisants boueux aux masques de suppliciés. Des remords grevaient ses pensées. Celui-là surtout portant le visage d'un soldat prénommé Raoul; un Parisien venu des Bat' d'Af'. Quand, selon la règle, sa compagnie relevait, tous les trois jours, une compagnie de première ligne, le bougre s'arrangeait pour redescendre aussitôt avec les hommes qui partaient au repos. Il put se considérer malin jusqu'au moment où le manège fut découvert. Au conseil de guerre il déclara avec calme : « Je ne suis pas volontaire pour me battre. On m'a envoyé. Donc je préfère mourir d'une balle française plutôt que d'une balle allemande, » Il manquait de diplomatie, mais telles étaient ses déductions. On les entérina. A peine y dérogea-t-on en multipliant par douze le nombre de projectiles. Le lendemain Raoul refusa qu'on lui bande les yeux. « On me désigna pour faire partie du peloton d'exécution », raconta mon oncle à quatre ou cinq reprises. C'était les jours où il devait se sentir en perdition car il ajoutait : « Quand j'y pense, je me réveille la nuit. » Ça le réveille toujours. Soixante-cinq ans après.